Idole, Idolâtre, Idolâtrie – Götzenbild, Götzendiener (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Idole, Idolâtre, Idolâtrie – Götzenbild, Götzendiener aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.


Idole, vient du grec eidos, figure; eidolos, représentation d’une figure, latreuein, servir, révérer, adorer. Ce mot adorer est latin et a beaucoup d’acceptions différentes: il signifie porter la main à la bouche en parlant avec respect, se courber, se mettre à genoux, saluer, et enfin communément, rendre un culte suprême.
Il est utile de remarquer ici que le Dictionnaire de Trévoux commence cet article par dire que tous les païens étaient idolâtres, et que les Indiens sont encore des peuples idolâtres. Premièrement, on n’appela personne païen avant Théodose le Jeune. Ce nom fut donné alors aux habitants des bourgs d’Italie, pagorum incolae, pagani, qui conservèrent leur ancienne religion. Secondement, l’Indoustan est mahométan; et les mahométans sont les implacables ennemis des images et de l’idolâtrie. Troisièmement, on ne doit point appeler idolâtres beaucoup de peuples de l’Inde qui sont de l’ancienne religion des Parsis, ni certaines castes qui n’ont point d’idole.

E X A M E N

Y a-t-il jamais eu un gouvernement idolâtre?


Il paraît que jamais il n’y a eu aucun peuple sur la terre qui ait pris ce nom d’idolâtre. Ce mot est une injure, un terme outrageant, tel que celui de gavache que les Espagnols donnaient autrefois aux Français, et celui de maranes que les Français donnaient aux Espagnols, si on avait demandé au sénat de Rome, à l’aréopage d’Athènes, à la cour des rois de Perses: Êtes-vous idolâtres? ils auraient à peine entendu cette question. Nul n’aurait répondu: « Nous adorons des images, des idoles. » On ne trouve ce mot idolâtre, idolâtrie, ni dans Homère, ni dans Hésiode, ni dans Hérodote, ni dans aucun auteur de la religion des gentils. Il n’y a jamais eu aucun édit, aucune loi qui ordonnât qu’on adorât des idoles, qu’on les servît en dieux, qu’on les regardât comme des Dieux.
Quand les capitaines romains et carthaginois faisaient un traité, ils attestaient tous leurs dieux, « C’est en leur présence, disaient-ils, que nous jurons la paix. » Or, les statues de tous ces dieux, dont le dénombrement était très long, n’étaient pas dans la tente des généraux. Ils regardaient ou feignaient les dieux comme présents aux actions des hommes, comme témoins, comme juges. Et ce n’est pas assurément le simulacre qui constituait la divinité.
De quel oeil voyaient-ils donc les statues de leurs fausses divinités dans les temples? du même oeil, s’il est permis de s’exprimer ainsi, que les catholiques voient les images, objets de leur vénération. L’erreur n’était pas d’adorer un morceau de bois ou de marbre, mais d’adorer une fausse divinité représentée par ce bois et ce marbre. La différence entre eux et les catholiques n’est pas qu’ils eussent des images et que les catholiques n’en aient point; la différence est que leurs images figuraient des êtres fantastiques dans une religion fausse, et que les images chrétiennes figurent des êtres réels dans une religion véritable. Les Grecs avaient la statue d’Hercule, et nous celle de saint Christophe; ils avaient Esculape et sa chèvre, et nous saint Roch et son chien; ils avaient Mars et sa lance, et nous St. Antoine de Padoue et St. Jacques de Compostela.
Quand le consul Pline adresse les prières aux Dieux immortels, dans l’exorde du panégyrique de Trajan, ce n’est pas à des images qu’il les adresse. Ces images n’étaient pas immortelles.
Ni les derniers temps du paganisme; ni les plus reculés, n’offrent un seul fait qui puisse faire conclure qu’on adorât une idole. Homère ne parle que des dieux qui habitent le haut Olympe. Le palladium, quoique tombé du ciel, n’était qu’un gage sacré de la protection de Pallas; c’était elle qu’on vénérait dans le palladium: c’était notre sainte ampoule
Mais les Romains et les Grecs se mettaient à genoux devant des statues, leur donnaient des couronnes, de l’encens, des fleurs, les promenaient en triomphe dans les places publiques. Les catholiques ont sanctifié ces coutumes, et ne se disent point idolâtres.
Les femmes, en temps de sécheresse, portaient les statues des dieux après avoir jeûné. Elles marchaient pieds nus, les cheveux épars; et aussitôt il pleuvait à seaux, comme dit Pétrone: Statim urceatim pluebat. N’a-t-on pas consacré cet usage, illégitime chez les gentils, et légitime parmi les catholiques? Dans combien de villes ne porte-t-on pas nu-pieds des charognes pour obtenir les bénédictions du ciel par leur intercession? Si un Turc, un lettré chinois était témoin de ces cérémonies, il pourrait par ignorance accuser les Italiens de mettre leur confiance dans les simulacres qu’ils promènent ainsi en procession, mais il suffirait d’un mot pour le détromper.
On est surpris du nombre prodigieux de déclamations débitées dans tous les temps contre l’idolâtrie des Romains et des Grecs; et ensuite on est plus surpris encore quand on voit qu’ils n’étaient pas idolâtres.
Il y avait des temples plus privilégiés que les autres. La grande Diane d’Éphèse avait plus de réputation qu’une Diane de village. Il se faisait plus de miracles dans le temple d’Esculape à Épidaure que dans un autre de ses temples. La statue de Jupiter Olympien attirait plus d’offrandes que celle de Jupiter Paphlagonien. Mais puisqu’il faut toujours opposer ici les coutumes d’une religion vraie à celle d’une religion fausse, n’avons-nous pas eu depuis plusieurs siècles plus de dévotion à certains autels qu’à d’autres?
Ne portons-nous pas plus d’offrandes à Notre-Dame de Lorette qu‘à Notre-Dame des Neiges? C’est à nous à voir si on doit saisir ce prétexte pour nous accuser d’idolâtrie?
Il en était absolument de même chez les païens: on n’avait imaginé qu’une seule divinité, un seul Apollon, et non pas autant d’Apollons et de Dianes qu’ils avaient de temples et de statues. Il est donc prouvé, autant qu’un point d’histoire peut l’être, que les anciens ne croyaient pas qu’une statue fut une divinité, que le culte ne pouvait être rapporté à cette statue, à cette idole et par conséquent les anciens n’étaient point idolâtres. C’est à nous à voir si on doit saisir ce prétexte pour nous accuser d’idolâtrie.
On n’avait imaginé qu’une seule Diane, un seul Apollon, un seul Esculape, non pas autant d’Apollons, de Dianes et d’Esculapes qu’ils avaient de temples et de statues. Il est donc prouvé, autant qu’un point d’histoire peut l’être. Que les anciens ne croyaient pas que une statue fût une divinité, que le culte ne pouvait être rapporté à cette statue, à cette idole, et que par conséquent les anciens n’étaient pas idolâtres.
Une populace grossière et superstitieuse qui ne raisonnait point, qui ne savait ni douter ni nier, ni croire, qui courait au temple par oisiveté, et parce que les petits y sont égaux aux grands, qui portait son offrande par coutume, qui parlait continuellement de miracles sans en avoir examiné aucun, et qui n’était guère au-dessus des victimes qu’elle amenait; cette populace, dis-je, pouvait bien, à la vue de la grande Diane et de Jupiter tonnant, être frappée d’une horreur religieuse, et adorer, sans le savoir, la statue même; c’est ce qui est arrivé quelquefois dans nos temples à nos paysans grossiers; et on n’a pas manqué de les instruire que c’est aux bienheureux, aux mortels reçus dans le ciel qu’ils doivent demander leur intercession, et non à des figures de bois et de Pierre et qu’ils ne doivent adorer que Dieu seul.
Les Grecs et les Romains augmentèrent le nombre de leurs dieux par leurs apothéoses. Les Grecs divinisaient les conquérants, comme Bacchus, Hercule, Persée. Rome dressa des autels à ses empereurs. Nos apothéoses sont d’un genre différent. Nous avons des Saints au lieu de leurs demi-Dieux, de leurs Dieux secondaires, mais nous n’avons égard ni au rang ni aux conquêtes. Nous avons élevé des temples à des hommes simplement vertueux, qui seraient ignorés sur la terre s’ils n’étaient placés dans le ciel. Les apothéoses des anciens sont faites par la flatterie, les nôtres par le respect pour la vertu. Mais ces anciennes apothéoses sont encore une preuve convaincante que les Grecs et les Romains n’étaient point proprement idolâtres. Il est clair qu’ils n’admettaient plus une vertu divine à la statue d’Auguste et de Claudius, que dans leurs médailles.
Cicéron, dans ses ouvrages philosophiques, ne laisse pas soupçonner seulement qu’on puisse se méprendre aux statues des dieux, et les confondre avec les dieux mêmes. Ses interlocuteurs foudroient la religion établie; mais aucun d’eux n’imagine d’accuser les Romains de prendre du marbre et de l’airain pour des divinités. Lucrèce ne reproche cette sottise à personne, lui qui reproche tout aux superstitieux. Donc, encore une fois, cette opinion n’existait pas, on n’en avait aucune idée; il n’y avait point d’idolâtres.
Horace fait parler une statue de Priape, il lui fait dire: J’étais autrefois un tronc de figuier; un charpentier, ne sachant s’il ferait de moi un dieu ou un banc, se détermina enfin a me faire Dieu. Que conclure de cette plaisanterie? Priape était de ces divinités subalternes, abandonnées aux railleurs; et cette plaisanterie même est la preuve la plus forte que cette figure de Priape, qu’on mettait dans les potagers pour effrayer les oiseaux, n’était pas fort révérée.
Dacier, en se livrant à l’esprit commentateur, n’a pas manqué d’observer que Baruch avait prédit cette aventure, en disant: Ils ne seront que ce que voudront les ouvriers; mais il pouvait observer aussi qu’on en peut dire autant de toutes les statues.
On peut d’un bloc de marbre tirer tout aussi bien une cuvette qu’une figure d’Alexandre ou de Jupiter, ou de quelque autre chose plus respectable. La matière dont étaient formés les chérubins du Saint des saints aurait pu servir également aux fonctions les plus viles. Un trône, un autel, en sont-ils moins révérés parce que l’ouvrier en pouvait faire une table de cuisine?
Dacier, au lieu de conclure que les Romains adoraient la statue de Priape, et que Baruch l’avait prédit, devait donc conclure que les Romains s’en moquaient. Consultez tous les auteurs qui parlent des statues de leurs dieux, vous n’en trouverez aucun qui parle d’idolâtrie; ils disent expressément le contraire. Vous voyez dans:
Qui finxit sacros auro vel marmore vultus,
Non facit ille deos;


Dans Ovide:
Colitur pro Jove forma Jovis.

Dans Stace:
Nulla autem effigies, nulli commissa metallo.
Forma Dei; mentes habitare ac numina gaudet.


Dans Lucain:
Estne Dei sedes, nisi terra et pontus et aer?

On ferait un volume de tous les passages qui déposent que des images n’étaient que des images.
Il n’y a que le cas où les statues rendaient des oracles qui ait pu faire penser que ces statues avaient en elles quelque chose de divin. Mais certainement l’opinion régnante était que les dieux avaient choisi certains autels, certains simulacres pour y venir résider quelquefois, pour y donner audience aux hommes, pour leur répondre. On ne voit dans Homère et dans les choeurs des tragédies grecques que des prières à Apollon qui rend ses oracles sur les montagnes, en tel temple, en telle ville; il n’y a pas dans toute l’antiquité la moindre trace d’une prière adressée à une statue; si on croyait que l’esprit divin préférait quelques temples, quelques images, comme on croyait aussi qu’il préférait quelques hommes, la chose était certainement possible; ce n’était qu’une erreur de fait. Combien avons-nous d’images miraculeuses! Les anciens se vantaient d’avoir ce que nous possédons en effet; et si nous ne sommes point idolâtres, de quel droit dirons-nous qu’ils l’ont été?
Ceux qui professaient la magie, qui la croyaient une science, ou qui feignaient de le croire, prétendaient avoir le secret de faire descendre les dieux dans les statues; non pas les grands dieux, mais les dieux secondaires, les génies. C’est ce que Mercure Trimégiste appelait faire des dieux; et c’est ce que saint Augustin réfute dans sa Cité de Dieu. Mais cela même montre évidemment que les simulacres n’avaient rien en eux de divin, puisqu’il fallait qu’un magicien les animât; et il me semble qu’il arrivait bien rarement qu’un magicien fût assez habile pour donner une âme à une statue, pour la faire parler.
En un mot, les images des dieux n’étaient point des dieux. Jupiter, et non pas son image, lançait le tonnerre; ce n’était pas la statue de Neptune qui soulevait les mers, ni celle d’Apollon qui donnait la lumière. Les Grecs et les Romains étaient des gentils, des polythéistes, et n’étaient point des idolâtres.
Si les Perses, les Sabéens, les Égyptiens, les Tartares, les Turcs, ont été idolâtres; et de quelle antiquité est l’origine des simulacres appelés idoles. Histoire de leur culte.


C’est une grande erreur d’appeler idolâtres les peuples qui rendirent un culte au soleil et aux étoiles. Ces nations n’eurent longtemps ni simulacres ni temples. Si elles se trompèrent, c’est en rendant aux astres ce qu’elles devaient au créateur des astres. Encore le dogme de Zoroastre ou Zerdust, recueilli dans le Sadder, enseigne-t-il un Être suprême, vengeur et rémunérateur; et cela est bien loin de l’idolâtrie. Le gouvernement de la Chine n’a jamais eu aucune idole; il a toujours conservé le culte simple du maître du ciel Kingtien.
Gengis-kan chez les Tartares n’était point idolâtre, et n’avait aucun simulacre. Les musulmans, qui remplissent la Grèce, l’Asie-Mineure, la Syrie, la Perse, l’Inde et l’Afrique, appellent les chrétiens idolâtres, giaours, parce qu’ils croient que les chrétiens rendent un culte aux images. Ils brisèrent plusieurs statues qu’ils trouvèrent à Constantinople, dans Sainte-Sophie et dans l’église des Saints-Apôtres et dans d’autres, qu’ils convertirent en mosquées. L’apparence les trompa comme elle trompe toujours les hommes, et leur fit croire que des temples dédiés à des saints qui avaient été hommes autrefois, des images de ces saints révérées à genoux, des miracles opérés dans ces temples, étaient des preuves invincibles de l’idolâtrie la plus complète; cependant il n’en est rien. Les chrétiens n’adorent en effet qu’un seul Dieu, et ne révèrent dans les bienheureux que la vertu même de Dieu, qui gît dans ses saints. Les iconoclastes et les protestants ont fait le même reproche d’idolâtrie à l’Église, et on leur a fait la même réponse.
Comme les hommes ont eu très rarement des idées précises. et ont encore moins exprimé leurs idées par des mots précis et sans équivoque, nous appelâmes du nom d’idolâtres les gentils et surtout les polythéistes. On a écrit des volumes immenses, on a débité des sentiments divers sur l’origine de ce culte rendu à Dieu ou à plusieurs dieux sous des figures sensibles: cette multitude de livres et d’opinions ne prouve que l’ignorance.
On ne sait pas qui inventa les habits et les chaussures, et on veut savoir qui le premier inventa les idoles! Qu’importe un passage de Sanchoniaton, qui vivait avant la guerre de Troye? que nous apprend-il, quand il dit que le chaos, l’esprit, c’est-à-dire le souffle, amoureux de ses principes. en tira le limon, qu’il rendit l’air lumineux, que le vent Colp et sa femme Baü engendrèrent Eon, qu’Eon engendra Genos, que Cronos, leur descendant, avait deux yeux par derrière comme par devant, qu’il devint dieu, et qu’il donna l’Égypte à son fils Taut? voilà un des plus respectables monuments de l’antiquité.
Orphée ne nous en apprendra pas davantage dans sa Théogonie, que Damascius nous a conservée. Il représente le principe du monde sous la figure d’un dragon à deux têtes, l’une de taureau, l’autre de lion, un visage au milieu, qu’il appelle visage-dieu, et des ailes dorées aux épaules.
Mais vous pouvez de ces idées bizarres tirer deux grandes vérités: l’une, que les images sensibles et les hiéroglyphes sont de l’antiquité la plus haute; l’autre, que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier principe.
Quant au polythéisme, le bon sens vous dira que dès qu’il y a eu des hommes, c’est-à-dire des animaux faibles, capables de raison et de folie, sujets à tous les accidents, à la maladie et à la mort, ces hommes ont senti leur faiblesse et leur dépendance; ils ont reconnu aisément qu’il est quelque chose de plus puissant qu’eux; ils ont senti une force dans la terre, qui fournit leurs aliments; une dans l’air, qui souvent les détruit; une dans le feu, qui consume; et dans l’eau, qui submerge. Quoi de plus naturel dans des hommes ignorants que d’imaginer des êtres qui présidaient à ces éléments? quoi de plus naturel que de révérer la force invisible qui faisait luire aux yeux le soleil et les étoiles? et dès qu’on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l’homme, quoi de plus naturel encore que de les figurer d’une manière sensible? Pouvait-on s’y prendre autrement? La religion juive, qui précéda la nôtre, et qui fut donnée par Dieu même, était toute remplie de ces images sous lesquelles Dieu est représenté. Il daigne parler dans un buisson le langage humain; il paraît sur une montagne: les esprits célestes qu’il envoie viennent tous avec une forme humaine; enfin le sanctuaire est couvert de chérubins, qui sont des corps d’hommes avec des ailes et des têtes d’animaux. C’est ce qui a donné lieu à l’erreur de Plutarque, de Tacite d’Appien et de tant d’autres, de reprocher aux Juifs d’adorer une tête d’âne. Dieu, malgré sa défense de peindre et de sculpter aucune figure, a donc daigné se proportionner à la faiblesse humaine qui demandait qu’on parlât aux sens par des images.
Isaïe, dans le chapitre vi, voit le Seigneur assis sur un trône et le bas de sa robe qui remplit le temple. Le Seigneur étend sa main, et touche la bouche de Jérémie, au chapitre i de ce prophète. Ézéchiel au chapitre i voit un trône de saphir, et Dieu lui paraît comme un homme assis sur ce trône. Ces images n’altèrent point la pureté de la religion juive, qui jamais n’employa les tableaux, les statues, les idoles pour représenter Dieu aux yeux du peuple.
Les lettrés Chinois, les Parsis, les anciens Égyptiens, n’eurent point d’idoles; mais bientôt Isis et Osiris furent figurés; bientôt Bel à Babylone, fut un gros colosse; Brama fut un monstre bizarre dans la presqu’île de l’Inde. Les Grecs surtout multiplièrent les noms des dieux, les statues et les temples, mais en attribuant toujours la suprême puissance à leur Zeus, nommé par les Latins Jupiter, maître des dieux et des hommes. Les Romains imitèrent les Grecs. Ces peuples placèrent toujours tous les dieux dans le ciel, sans savoir ce qu’ils entendaient par le ciel.
Les Romains eurent leurs douze grands dieux, six mâles et six femelles, qu’ils nommèrent Dii majorum gentium: Jupiter, Neptune, Apollon, Vulcain, Mars, Mercure, Junon, Vesta, Minerve, Cérès, Vénus, Diane. Pluton fut oublié; Vesta prit sa place.
Ensuite venaient les dieux minorum gentium, les dieux indigètes, les héros, comme Bacchus, Hercule, Esculape; les dieux infernaux Pluton, Proserpine; ceux de la mer, comme Thétis, Amphitrite, les Néréides, Glaucus: puis les Dryades, les Naïades, les dieux des jardins, ceux des bergers: il y en avait pour chaque profession, pour chaque action de la vie, pour les enfants, pour les filles nubiles, pour les mariées, pour les accouchées; on eut le dieu Pet. On divinisa enfin les empereurs. Ni ces empereurs, ni le dieu Pet, ni la déesse Pertunda, ni Rumilia, la déesse des têtons, ni Stercutius, le dieu de la garde-robe, ne furent à la vérité regardés comme les maîtres du ciel et de la terre. Les empereurs eurent quelquefois des temples, les petit dieux pénates n’en eurent point; mais tous eurent leur figure, leur idole.
C’étaient de petits magots dont on ornait son cabinet; c’étaient les amusements des vieilles femmes et des enfants, qui n’étaient autorisés par aucun culte public. On laissait agir à son gré la superstition de chaque particulier. On retrouve encore ces petites idoles dans les ruines des anciennes villes.
Si personne ne sait quand les hommes commencèrent à se faire des idoles, on sait qu’elles sont de l’antiquité la plus haute. Tharé, père d’Abraham, en faisait à Ur en Chaldée. Rachel déroba et emporta les idoles de son beau-père Laban. On ne peut remonter plus haut.
Mais quelle notion précise avaient les anciennes nations de tous ces simulacres? Quelle vertu, quelle puissance leur attribuait-on? Croyait-on que les dieux descendaient du ciel pour venir se cacher dans ces statues, ou qu’ils leur communiquaient une partie de l’esprit divin, ou qu’ils ne leur communiquaient rien du tout? C’est encore sur quoi on a très inutilement écrit; il est clair que chaque homme en jugeait selon le degré de sa raison, ou de sa crédulité, ou de son fanatisme. Il est évident que les prêtres attachaient le plus de divinité qu’ils pouvaient à leurs statues, pour s’attirer plus d’offrandes. On sait que les philosophes réprouvaient ces superstitions, que les guerriers s’en moquaient, que les magistrats les toléraient, et que le peuple toujours absurde, ne savait ce qu’il faisait. C’est, en peu de mots, l’histoire de toutes les nations à qui Dieu ne s’est pas fait connaître.
On peut se faire la même idée du culte que toute l’Égypte rendit à un boeuf, et que plusieurs villes rendirent à un chien, à un singe, à un chat, à des oignons. Il y a grande apparence que ce furent d’abord des emblèmes. Ensuite un certain boeuf Apis, un certain chien nommé Anubis, furent adorés; on mangea toujours du boeuf et des oignons: mais il est difficile de savoir ce que pensaient les vieilles femmes d’Égypte des oignons sacrés et des boeufs.
Les idoles parlaient assez souvent. On faisait commémoration à Rome, le jour de la fête de Cybèle, des belles paroles que la statue avait prononcées lorsqu’on en fit la translation du palais du roi Attale:

Ipsa pati volui; ne sit mora, mitte volentem:
Dignus Roma locus quo deus omnis eat.



“J’ai voulu qu’on m’enlevât, emmenez-moi vite: Rome est digne que tout dieu s’y établisse.” La statue de la Fortune avait parlé: les Scipion, les Cicéron, les César, à la vérité, n’en croyaient rien; mais la vieille à qui Encolpe donna un écu pour acheter des oies et des dieux(57) pouvait fort bien le croire.
Les idoles rendaient aussi des oracles, et les prêtres, cachés dans le creux des statues, parlaient au nom de la divinité.
Comment, au milieu de tant de dieux et de tant de théogonies différentes, et de cultes particuliers, n’y eut-il jamais de guerre de religion chez les peuples nommés idolâtres? Cette paix fut un bien qui naquit d’un mal, de l’erreur même; car chaque nation, reconnaissant plusieurs dieux inférieurs, trouva bon que ses voisins eussent aussi les leurs. Si vous exceptez Cambyse, à qui on reprocha d’avoir tué le boeuf Apis, on ne voit dans l’histoire profane aucun conquérant qui ait maltraité les dieux d’un peuple vaincu. Les gentils n’avaient aucune religion exclusive, et les prêtres ne songèrent qu’à multiplier les offrandes et les sacrifices.
Les premières offrandes furent des fruits. Bientôt après il fallut des animaux pour la table des prêtres; il les égorgeaient eux-mêmes; ils devinrent bouchers et cruels: enfin ils introduisirent l’usage horrible de sacrifier des victimes humaines, et surtout des enfants et des jeunes filles. Jamais les Chinois, ni les Parsis, ni les Indiens, ne furent coupables de ces abominations; mais à Hiéropolis en Égypte, au rapport de Porphyre, on immola des hommes.
Dans la Tauride on sacrifiait des étrangers; heureusement les prêtres de la Tauride ne devaient pas avoir beaucoup de pratiques. Les premiers Grecs, les Cypriots, les Phéniciens, les Tyriens, les Carthaginois, eurent cette superstition abominable. Les Romains eux-mêmes tombèrent dans ce crime de religion; et Plutarque rapporte qu’ils immolèrent deux Grecs et deux Gaulois pour expier les galanteries de trois vestales. Procope, contemporain du roi des Francs Théodebert, dit que les Francs immolèrent des hommes quand ils entrèrent en Italie avec ce prince. Les Gaulois, les Germains, faisaient communément de ces affreux sacrifices. On ne peut guère lire l’histoire sans concevoir de l’horreur pour le genre humain.
Il est vrai que, chez les Juifs, Jephté sacrifia sa fille, et que Saül fut prêt d’immoler son fils; il est vrai que ceux qui étaient voués au Seigneur par anathème ne pouvaient être rachetés ainsi qu’on rachetait les bêtes, et qu’il fallait qu’ils périssent. Samuel prêtre Juif hacha en morceaux avec un saint couperet le roi Agag prisonnier de guerre et qui Saul avait pardonner, et Saul fut réprouvé pour avoir observe le droit des gens avec ce roi. Mais Dieu maître des homes, peut leur ôter la vie quand il veut, comme il le veut, et par qui il veut; et ce n’est pas aux homes à se metre à la place du maître de la vie et de la mort, et à usurper les droits de l’Être suprême.
Pour consoler le genre humain de cet horrible tableau, de ces pieux sacrilèges, il est important de savoir que, chez presque toutes les nations nommées idolâtres, il y avait la théologie sacrée et l’erreur populaire, le culte secret et les cérémonies publiques, la religion des sages et celle du vulgaire. On n’enseignait qu’un seul Dieu aux initiés dans les mystères: il n’y a qu’à jeter les yeux sur l’hymne attribué à l’ancien Orphée, qu’on chantait dans les mystères de Cérès Éleusine, si célèbre en Europe et en Asie. “Contemple la nature divine, illumine ton esprit, gouverne ton coeur, marche dans la voie de la justice, que le Dieu du ciel et de la terre soit toujours présent à tes yeux; il est unique, il existe seul par lui-même, tous les êtres tiennent de lui leur existence; il les soutient tous: il n’a jamais été vu des mortels, et il voit toutes choses.”
Qu’on lise encore ce passage du philosophe Maxime de Madaure, dans sa lettre à St. Augustin: “Quel homme est assez grossier, assez stupide pour douter qu’il soit un Dieu suprême, éternel, infini, qui n’a rien engendré de semblable à lui-même, et qui est le père commun de toutes choses?”
Il y a mille témoignages que les sages abhorraient non seulement l’idolâtrie, mais encore le polythéisme.
Épictète, ce modèle de résignation et de patience, cet homme si grand dans une condition si basse, ne parle jamais que d’un seul Dieu. Relisez encore cette maxime: „Dieu m’a créé, Dieu est au dedans de moi; je le porte partout. Pourrais-je le souiller par des pensées obscènes, par des actions injustes, par d’infâmes désirs? Mon devoir est de remercier Dieu de tout, de le louer de tout, et de ne cesser de le bénir qu’en cessant de vivre.“ Toutes les idées d’Épictète roulent sur ce principe.
Marc-Aurèle, aussi grand peut-être sur le trône de l’empire romain qu’Épictète dans l’esclavage, parle souvent, à la vérité, des dieux, soit pour se conformer au langage reçu, soit pour exprimer des êtres mitoyens entre l’Être suprême et les hommes: mais en combien d’endroits ne fait-il pas voir qu’il ne reconnaît qu’un Dieu éternel, infini! “Notre âme, dit-il, est une émanation de la Divinité. Mes enfants, mon corps, mes esprits, me viennent de Dieu.”
Les stoïciens, les platoniciens, admettaient une nature divine et universelle; les épicuriens la niaient. Les pontifes ne parlaient que d’un seul Dieu dans les mystères. Où étaient donc les idolâtres? Tous nos déclamateurs crient à l’idolâtrie comme de petits chiens qui jappent quand ils entendent un gros chien aboyer.
Au reste, c’est une des plus grandes erreurs du Dictionnaire de Moréri, de dire que du temps de Théodose le Jeune il ne resta plus d’idolâtres que dans les pays reculés de l’Asie et de l’Afrique. Il y avait dans l’Italie beaucoup de peuples encore gentils, même au septième siècle. Le nord de l’Allemagne, depuis le Vézer, n’était pas chrétien du temps de Charlemagne. La Pologne et tout le Septentrion restèrent longtemps après lui dans ce qu’on appelle idolâtrie. La moitié de l’Afrique, tous les royaumes au delà du Gange, le Japon, la populace de la Chine, cent hordes de Tartares, ont conservé leur ancien culte. Il n’y a plus en Europe que quelques Lapons, quelques Samoyèdes, quelques Tartares, qui aient persévéré dans la religion de leurs ancêtres.
Finissons par remarquer que, dans les temps qu’on appelle parmi nous le moyen-âge, nous appelions le pays des mahométans la Paganie; nous traitions d’idolâtres, d’adorateurs d’images, un peuple qui a les images en horreur. Avouons, encore une fois, que les Turcs sont plus excusables de nous croire idolâtres, quand ils voient nos autels chargés d’images et de statues.

Histoire des rois juifs et paralipomène – Geschichte der jüdischen Könige und Paralipomena (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Histoire des rois juifs et paralipomène – Geschichte der jüdischen Könige und Paralipomena aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.



Tous les peuples ont écrit leur histoire dès qu’ils ont pu écrire. Les Juifs ont aussi écrit la leur. Avant qu’ils eussent des rois, ils vivaient sous une théocratie; ils étaient censés gouvernés par Dieu même.
Quand les Juifs voulurent avoir un roi comme les autres peuples leurs voisins, le prophète Samuel, très intéressé à n’avoir point de roi, leur déclara de la part de Dieu que c’était Dieu lui-même qu’ils rejetaient; ainsi la théocratie finit chez les Juifs lorsque la monarchie commença.
On pourrait donc dire sans blasphémer que l’histoire des rois juifs a été écrite comme celle des autres peuples, et que Dieu n’a pas pris la peine de dicter lui-même l’histoire d’un peuple qu’il ne gouvernait plus.
On n’avance cette opinion qu’avec la plus extrême défiance. Ce qui pourrait la confirmer, c’est que les Paralipomènes contredisent très souvent le livre des Rois dans la chronologie et dans les faits, comme nos historiens profanes se contredisent quelquefois. De plus, si Dieu a toujours écrit l’histoire des Juifs, il faut donc croire qu’il l’écrit encore; car les Juifs sont toujours son peuple chéri. Ils doivent se convertir un jour, et il paraît qu’alors ils seront aussi en droit de regarder l’histoire de leur dispersion comme sacrée, qu’ils sont en droit de dire que Dieu écrivit l’histoire de leurs rois.
On peut encore faire une réflexion; c’est que Dieu, ayant été leur seul roi très longtemps, et ensuite ayant été leur historien, nous devons avoir pour tous les Juifs le respect le plus profond. Il n’y a point de fripier juif qui ne soit infiniment au-dessus de César et d’Alexandre. Comment ne se pas prosterner devant un fripier qui vous prouve que son histoire a été écrite par la Divinité même, tandis que les histoires grecques et romaines ne nous ont été transmises que par des profanes?
Si le style de l’Histoire des Rois et des Paralipomènes est divin, il se peut encore que les actions racontées dans ces histoires ne soient pas divines. David assassine Urie. Isboseth et Miphiboseth sont assassinés. Absalon assassine Ammon; Joab assassine Absalon; Salomon assassine Adonias son frère; Baasa assassine Nadab; Zambri assassine Éla; Amri assassine Zambri; Achab assassine Naboth; Jéhu assassine Achab et Joram; les habitants de Jérusalem assassinent Amasias, fils de Joas; Sellum, fils de Jabès, assassine Zacharias, fils de Jéroboam; Manahem assassine Sellum, fils de Jabès; Phacée, fils de Roméli, assassine Phaceia, fils de Manahem; Osée, fils d’Éla, assassine Phacée, fils de Roméli. On passe sous silence beaucoup d’autres menus assassinats. Il faut avouer que si le Saint-Esprit a écrit cette histoire, il n’a pas choisi un sujet fort édifiant.

D’Ezechiel – Über Hesekiel (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel D`Ézéchiel – Über Hesekiel aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.



De quelques passages singuliers de ce prophète,
et de quelques usages anciens


On sait assez aujourd’hui qu’il ne faut pas juger des usages anciens par les modernes: qui voudrait réformer la cour d’Alcinoüs dans l’Odyssée sur celle du Grand Turc ou de Louis XIV ne serait pas bien reçu des savants; qui reprendrait Virgile d’avoir représenté le roi Évandre couvert d’une peau d’ours, et accompagné de deux chiens, pour recevoir des ambassadeurs, serait un mauvais critique.
Les moeurs des anciens Égyptiens et Juifs sont encore plus différentes des nôtres que celles du roi Alcinoüs, de Nausica sa fille, et du bonhomme Évandre. Ézéchiel, esclave chez les Chaldéens, eut une vision près de la petite rivière de Chobar qui se perd dans l’Euphrate.
On ne doit point être étonné qu’il ait vu des animaux à quatre faces et à quatre ailes, avec des pieds de veau, ni des roues qui marchaient tontes seules, et qui avaient l’esprit de vie; ces symboles plaisent même à l’imagination: mais plusieurs critiques se sont révoltés contre l’ordre que le Seigneur lui donna de manger, pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, du pain d’orge, de froment et de millet, couvert de merde.
Le prophète s’écria: « Pouah! pouah! pouah! mon âme n’a point été jusqu’ici polluée; » et le Seigneur lui répondit: « Eh bien! je vous donne de la fiente de boeuf au lieu d’excréments d’homme, et vous pétrirez votre pain avec cette fiente. »
Comme il n’est point d’usage de manger de telles confitures sur son pain, la plupart des hommes trouvent ces commandements indignes de la majesté divine. Cependant il faut avouer que de la bouse de vache et tous les diamants du Grand-Mogol sont parfaitement égaux, non seulement aux yeux d’un être divin, mais à ceux d’un vrai philosophe; et à l’égard des raisons que Dieu pouvait avoir d’ordonner un tel déjeuner au prophète, ce n’est pas à nous de les demander.
Il suffit de faire voir que ces commandements, qui nous paraissent étranges, ne le parurent pas aux Juifs. Il est vrai que la synagogue ne permettait pas, du temps de saint Jérôme, la lecture d’Ézéchiel avant l’âge de trente ans; mais c’était parce que, dans le chapitre xviii, il dit que le fils ne portera plus l’iniquité de son père, et qu’on ne dira plus: « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents de leurs enfants en sont agacées. »
En cela il se trouvait expressément en contradiction avec Moïse qui, au chapitre xxviii des Nombres, assure que les enfants portent l’iniquité des pères jusqu’à la troisième et quatrième génération.
Ezéchiel, au chapitre xx, fait dire encore au Seigneur qu’il a donné aux Juifs des préceptes qui ne sont pas bons. Voilà pourquoi la synagogue interdisait aux jeunes gens une lecture qui pouvait faire douter de l’irréfragabilité des lois de Moïse. Les Censeurs de nos jours sont encore plus étonnés du chapitre xvi d’Ézéchiel: voici comme le prophète s’y prend pour faire connaître les crimes de Jérusalem. Il introduit le Seigneur parlant à une fille, et le Seigneur dit à la fille: Lorsque vous naquîtes, on ne vous avait point encore coupé le boyau du nombril, on ne vous avait point salée, vous étiez toute nue, j’eus pitié de vous; vous êtes devenue grande, votre sein s’est formé, votre poil a paru; j’ai passé, je vous ai vue, j’ai connu que c’était le temps des amants; j’ai couvert votre ignominie; je me suis étendu sur vous avec mon manteau; vous avez été à moi; je vous ai lavée, parfumée, bien habillée, bien chaussée; je vous ai donné une écharpe de coton, des bracelets, un collier; je vous ai mis une pierrerie au nez, des pendants d’oreilles, et une couronne sur la tête, etc.
Alors ayant confiance à votre beauté; vous avez forniqué pour votre compte avec tous les passants….. Et vous avez bâti un mauvais lieu et vous vous êtes prostituée jusque dans les places publiques, et vous avez ouvert vos jambes à tous les passants…., et vous avez couché avec des Égyptiens et enfin vous avez payé des amants, et vous leur avez fait des présents afin qu’ils couchassent avec vous…..; et en payant, au lieu d’être payée vous avez fait le contraire des autres filles….. Le proverbe est, telle mère, telle fille; et c’est ce qu’on dit de vous, etc. »
On s’élève encore davantage contre le chapitre xxiii. Une mère avait deux filles qui ont perdu leur virginité de bonne heure: la plus grande s’appelait Oolla, et la petite Ooliba… Oolla a été folle des jeunes seigneurs, magistrats, cavaliers; elle a couché avec des Égyptiens dès sa première jeunesse….. Ooliba, sa soeur, a bien plus forniqué encore avec des officiers, des magistrats, et des cavaliers bien faits: elle a découvert sa turpitude; elle a multiplié ses fornications; elle a recherché avec emportement les embrassements de ceux qui ont le membre comme un âne, et qui répandent leur semence comme des chevaux…..
Ces descriptions, qui effarouchent tant d’esprits faibles, ne signifient pourtant que les iniquités de Jérusalem et de Samarie; les expressions qui nous paraissent libres ne l’étaient point alors. La même naïveté se montre sans crainte dans plus d’un endroit de l’Écriture. Il est souvent parlé d’ouvrir la vulve. Les termes dont elle se sert pour exprimer l’accouplement de Booz avec Ruth, de Juda avec sa belle-fille, ne sont point déshonnêtes en hébreu, et le seraient en notre langue.
On ne se couvre point d’un voile quand on n’a pas honte de sa nudité; comment dans ces temps-là aurait-on rougi de nommer les génitoires, puisqu’on touchait les génitoires de ceux à qui l’on faisait quelque promesse? c’était une marque de respect, un symbole de fidélité, comme autrefois parmi nous les seigneurs châtelains mettaient leurs mains entre celles de leurs seigneurs paramonts.
Nous avons traduit les génitoires par cuisse. Eliézer met la main sous la cuisse d’Abraham; Joseph met la main sous la cuisse de Jacob. Cette coutume était fort ancienne en Égypte. Les Égyptiens étaient si éloignés d’attacher de la turpitude à ce que nous n’osons ni découvrir ni nommer, qu’ils portaient en procession une grande figure du membre viril nommé phallum, pour remercier les dieux de faire servir ce membre à la propagation du genre humain.
Tout cela prouve assez que nos bienséances ne sont pas les bienséances des autres peuples., Dans quel temps y a-t-il eu chez les Romains plus de politesse que du temps du siècle d’Auguste? cependant Horace ne fait nulle difficulté de dire dans une pièce morale:

Nec vereor ne, dum futuo, vir rure recurrat.

Un homme qui prononcerait parmi nous le mot qui répond à futuo serait regardé comme un crocheteur ivre; ce mot, et plusieurs autres dont se servent Horace et d’autres auteurs, nous paraît encore plus indécent que les expressions d’Ézéchiel. Défaisons-nous de tous nos préjugés quand nous lisons d’anciens auteurs, ou que nous voyageons chez des nations éloignées. La nature est la même partout, et les usages partout différents.

État, Gouvernements – Staats- und Regierungsformen (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel État, Gouvernements – Staats- und Regierungsformen aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.


Quel est le meilleur?

Je n’ai connu jusqu’à présent personne qui n’ait gouverné quelque État. Je ne parle pas de MM. les ministres, qui gouvernent en effet, les uns deux ou trois ans, les autres six mois, les autres six semaines; je parle de tous les autres hommes qui, à souper ou dans leur cabinet, étaient leur système de gouvernement, réforment les armées, l’Église, la robe, et la finance.
L’abbé de Bourzeis se mit à gouverner la France vers l’an 1645, sous le nom du cardinal de Richelieu, et fit ce Testament politique, dans lequel il veut enrôler la noblesse dans la cavalerie pour trois ans, faire payer la taille aux chambres des comptes et aux parlements, priver le roi du produit de la gabelle; il assure surtout que pour entrer en campagne avec cinquante mille hommes, il faut par économie en lever cent mille. Il affirme que la Provence seule a beaucoup plus de beaux ports de mer que l’Espagne et l’Italie ensemble.
L’abbé de Bourzeis n’avait pas voyagé. Au reste, son ouvrage fourmille d’anachronismes et d’erreurs; il fait signer le cardinal de Richelieu d’une manière dont il ne signa jamais, ainsi qu’il le fait parler comme il n’a jamais parlé. Au surplus, il emploie un chapitre entier à dire que la raison doit être la règle d’un État, et à tâcher de prouver cette découverte. Cet ouvrage de ténèbres, ce bâtard de l’abbé de Bourzeis a passé longtemps pour le fils légitime du cardinal de Richelieu; et tous les académiciens, dans leurs discours de réception, ne manquaient pas de louer démesurément ce chef-d’oeuvre de politique.
Le sieur Gatien de Courtilz, voyant le succès du Testament politique de Richelieu, fit imprimer à la Haye le Testament de Colbert, avec une belle lettre de M. Colbert au roi. Il est clair que si ce ministre avait fait un pareil testament, il eût fallu l’interdire; cependant ce livre a été cité par quelques auteurs.
Un autre gredin, dont on ignore le nom, ne manqua pas de donner le Testament de Louvois, plus mauvais encore, s’il se peut, que celui de Colbert; un abbé de Chevremont fit tester aussi Charles, duc de Lorraine. Nous avons eu les Testaments politiques du cardinal Alberoni, du maréchal de Belle-Isle, et enfin celui de Mandrin.
M. de Bois-Guillebert, auteur du Détail de la France, imprimé en 1695, donna le projet inexécutable de la dîme royale sous le nom du maréchal de Vauban.
Un fou, nommé La Jonchère, qui n’avait pas de pain, fit, en 1720, un projet de finance en quatre volumes; et quelques sots ont cité cette production comme un ouvrage de La Jonchère le trésorier général, s’imaginant qu’un trésorier ne peut faire un mauvais livre de finance.
Mais il faut convenir que des hommes très sages, très dignes peut-être de gouverner, ont écrit sur l’administration des États, soit en France, soit en Espagne, soit en Angleterre. Leurs livres ont fait beaucoup de bien; ce n’est pas qu’ils aient corrigé les ministres qui étaient en place quand ces livres parurent, car un ministre ne se corrige point et ne peut se corriger; il a pris sa croissance; plus d’instructions, plus de conseils; il n’a pas le temps de les écouter; le courant des affaires l’emporte: mais ces bons livres forment les jeunes gens destinés aux places; ils forment les princes, et la seconde génération est instruite.
Le fort et le faible de tous les gouvernements a été examiné de près dans les derniers temps. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu et vu, dans quel État, dans quelle sorte de gouvernement voudriez-vous être né? Je conçois qu’un grand seigneur terrien en France ne serait pas fâché d’être né en Allemagne; il serait souverain au lieu d’être sujet. Un pair de France serait fort aise d’avoir les privilèges de la pairie anglaise; il serait législateur.
L’homme de robe et le financier se trouveraient mieux en France qu’ailleurs.
Mais quelle patrie choisirait un homme sage, libre, un homme d’une fortune médiocre, et sans préjugés?
Un membre du conseil de Pondichéri, assez savant, revenait en Europe par terre avec un brame, plus instruit que les brames ordinaires. Comment trouvez-vous le gouvernement du Grand-Mogol? dit le conseiller. Abominable, répondit le brame. Comment voulez-vous qu’un État soit heureusement gouverné par des Tartares? Nos raïas, nos omras, nos nababs, sont fort contents, mais les citoyens ne le sont guère, et des millions de citoyens sont quelque chose.
Le conseiller et le brame traversèrent en raisonnant toute la haute Asie. Je fais une réflexion, dit le brame; c’est qu’il n’y a pas une république dans toute cette vaste partie du monde. Il y a eu autre fois celle de Tyr, dit le conseiller, mais elle n’a pas duré longtemps. Il y en avait encore une autre vers l’Arabie-Pétrée, dans un petit coin nommé la Palestine, si on peut honorer du nom de république une horde de voleurs et d’usuriers, tantôt gouvernée par des juges, tantôt par des espèces de rois, tantôt par des grands pontifes, devenue esclave sept ou huit fois, et enfin chassée du pays qu’elle avait usurpé.
Je conçois, dit le brame, qu’on ne doit trouver sur la terre que très peu de républiques. Les hommes sont rarement dignes de se gouverner eux-mêmes. Ce bonheur ne doit appartenir qu’à des petits peuples qui se cachent dans les îles, ou entre les montagnes, comme des lapins qui se dérobent aux animaux carnassiers; mais à la longue ils sont découverts et dévorés.
Quand les deux voyageurs furent arrivés dans l’Asie Mineure, le conseiller dit au brame: Croiriez-vous bien qu’il y a eu une république formée dans un coin de l’Italie, qui a duré plus de cinq cents ans, et qui a possédé cette Asie Mineure, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, les Gaules, l’Espagne et l’Italie entière? Elle se tourna donc bien vite en monarchie? dit le brame. Vous l’avez deviné, dit l’autre; mais cette monarchie est tombée, et nous faisons tous les jours de belles dissertations pour trouver les causes de sa décadence et de sa chute. Vous prenez bien de la peine, dit l’Indien; cet empire est tombé parce qu’il existait. Il faut bien que tout tombe; j’espère bien qu’il en arrivera tout autant à l’empire du Grand-Mogol.
A propos, dit l’Européen, croyez-vous qu’il faille plus d’honneur dans un État despotique, et plus de vertu dans une république? L’Indien s’étant fait expliquer ce qu’on entend par honneur, répondit que l’honneur était plus nécessaire dans une république, et qu’on avait bien plus besoin de vertu dans un État monarchique. Car, dit-il, un homme qui prétend être élu par le peuple ne le sera pas s’il est déshonoré; au lieu qu’à la cour il pourra aisément obtenir une charge, selon la maxime d’un grand prince, qu’un courtisan, pour réussir, doit n’avoir ni honneur ni humeur. A l’égard de la vertu, il en faut prodigieusement dans une cour pour oser dire la vérité. L’homme vertueux est bien plus à son aise dans une république; il n’a personne à flatter.
Croyez-vous, dit l’homme d’Europe, que les lois et les religions soient faites pour les climats, de même qu’il faut des fourrures à Moscou et des étoffes de gaze à Delhi? Oui, sans doute, dit le brame; toutes les lois qui concernent la physique sont calculées pour le méridien qu’on habite; il ne faut qu’une femme à un Allemand, et il on faut trois ou quatre à un Persan.
Les rites de la religion sont de même nature. Comment voudriez-vous, si j’étais chrétien, que je disse la messe dans ma province, où il n’y a ni pain ni vin? A l’égard des dogmes, c’est autre chose; le climat n’y fait rien. Votre religion n’a-t-elle pas commencé en Asie, d’où elle a été chassée? N’existe-t-elle pas vers la mer Baltique, où elle était inconnue?
Dans quel État, sous quelle domination aimeriez-vous mieux vivre? dit le conseiller. Partout ailleurs que chez moi, dit son compagnon; et j’ai trouvé beaucoup de Siamois, de Tunquinois, de Persans et de Turcs qui en disaient autant. Mais, encore une fois, dit l’Européen, quel État choisiriez-vous? Le brame répondit: Celui où l’on n’obéit qu’aux lois. C’est une vieille réponse, dit le conseiller. Elle n’en est pas plus mauvaise, dit le brame. Où est ce pays-là? dit le conseiller. Le brame dit: Il faut le chercher.

Critique – Kritik (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Critique – Kritik aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.

Je ne prétends point parler ici de cette critique de scoliaste, qui restitue mal un mot d’un ancien auteur qu’auparavant on entendait très bien. Je ne touche point à ces vrais critiques qui ont débrouillé ce qu’on peut de l’histoire et de la philosophie anciennes. J’ai en vue les critiques qui tiennent à la satire.

Un amateur des lettres lisait un jour le Tasse avec moi; il tomba sur cette stance:

Chiama gli abitator dell’ ombre eterne
Il rauco suon della tartarea tromba.
Treman le spaziose atre caverne;
E l’aer cieco a quel rumor rimbomba:
Nè si stridendo mai dalle superne
Regioni del cielo il folgor piomba;
Nè sì scossa giammai trema ]a terra
Quando i vapori in sen gravida serra.

Il lut ensuite au hasard plusieurs stances de cette force et de cette harmonie. Ah! c’est donc là, s’écria-t-il, ce que votre Boileau appelle du clinquant? c’est donc ainsi qu’il veut rabaisser un grand homme qui vivait cent ans avant lui, pour mieux élever un autre grand homme qui vivait seize cents ans auparavant, et qui eût lui-même rendu justice au Tasse? — Consolez-vous, lui dis-je, prenons les opéras de Quinault.

Nous trouvâmes à l’ouverture du livre de quoi nous mettre en colère contre la critique; l’admirable poème d’Armide se présenta, nous trouvâmes ces mots

SIDONIE.
La haine est affreuse et barbare,
L’amour contraint les coeurs dont il s’empare
A souffrir des maux rigoureux.
Si votre sort est en votre puissance,
Faites choix de l’indifférence;
Elle assure un repos heureux.

ARMIDE.
Non, non, il ne m’est pas possible
De passer de mon trouble en un état paisible;
Mon coeur ne se peut plus calmer;
Renaud m’offense trop, il n’est que trop aimable,
C’est pour moi désormais un choix indispensable
De le haïr ou de l’aimer.

Nous lûmes toute la pièce d’Armide, dans laquelle le génie du Tasse reçoit encore de nouveaux charmes par les mains de Quinault. Eh bien! dis-je à mon ami, c’est pourtant ce Quinault que Boileau s’efforça toujours de faire regarder comme l’écrivain le plus méprisable; il persuada même à Louis XIV que cet écrivain gracieux, touchant, pathétique, élégant, n’avait d’autre mérite que celui qu’il empruntait du musicien Lulli. — Je conçois cela très aisément, me répondit mon ami; Boileau n’était pas jaloux du musicien, il l’était du poète. — Quel fond devons-nous faire sur le jugement d’un homme qui, pour rimer à un vers qui finissait en aut, dénigrait tantôt Boursault, tantôt Hénault, tantôt Quinault, selon qu’il était bien ou mal avec ces messieurs-là?

Mais pour ne pas laisser refroidir votre zèle contre l’injustice, mettez seulement la tête à la fenêtre, regardez cette belle façade du Louvre, par laquelle Perrault s’est immortalisé: cet habile homme était frère d’un académicien très savant, avec qui Boileau avait eu quelque dispute; en voilà assez pour être traité d’architecte ignorant.

Mon ami, après avoir un peu rêvé, reprit en soupirant: La nature humaine est ainsi faite. Le duc de Sully, dans ses Mémoires, trouve le cardinal d’Ossat, et le secrétaire d’État Villeroi, de mauvais ministres; Louvois faisait ce qu’il pouvait pour ne pas estimer le grand Colbert. — Mais ils n’imprimaient rien l’un contre l’autre, répondis-je; le duc de Marlborough ne fit rien imprimer contre le comte Péterborough: c’est une sottise qui n’est d’ordinaire attachée qu’à la littérature, à la chicane, et à la théologie. C’est dommage que les Économies politiques et royales soient tachées quelquefois de ce défaut.

Lamotte Houdard était un homme de mérite en plus d’un genre; il a fait de très belles stances.

Quelquefois au feu qui la charme
Résiste une jeune beauté,
Et contre elle-même elle s’arme
D’une pénible fermeté.
Hélas! cette contrainte extrême
La prive du vice qu’elle aime,
Pour fuir la honte qu’elle hait.
Sa sévérité n’est que faste,
Et l’honneur de passer pour chaste
La résout à l’être en effet.
En vain ce sévère stoïque,
Sous mille défauts abattu,
Se vante d’une âme héroïque
Toute vouée à la vertu:
Ce n’est point la vertu qu’il aime;
Mais son coeur, ivre de lui-même,
Voudrait usurper les autels;
Et par sa sagesse frivole
Il ne veut que parer l’idole
Qu’il offre au culte des mortels.
(L’Amour-propre, ode à l’évêque
de Soissons, str. 5 et 9).
Les champs de Pharsale et d’Arbelle
Ont vu triompher deux vainqueurs,
L’un et l’autre digne modèle
Que se proposent les grands coeurs.
Mais le succès a fait leur gloire;
Et si le sceau de la victoire
N’eût consacré ces demi-dieux,
Alexandre, aux yeux du vulgaire,
N’aurait été qu’un téméraire,
Et César qu’un séditieux.

Cet auteur, dis-je, était un sage qui prêta plus d’une fois le charme des vers à la philosophie. S’il avait toujours écrit de pareilles stances, il serait le premier des poètes lyriques; cependant c’est alors qu’il donnait ces beaux morceaux que l’un de ses contemporains l’appelait:

Certain oison, gibier de basse-cour,

Il dit de Lamotte, en un autre endroit:

De ses discours l’ennuyeuse beauté.

Il dit dans un autre:

. . . . . . . . . . . . Je n’y vois qu’un défaut:
C’est que l’auteur les devait faire en prose.
Ces odes-là sentent bien le Quinault.

Il le poursuit partout; il lui reproche partout la sécheresse et le défaut d’harmonie.

Seriez-vous curieux de voir les Odes que fit quelques années après ce même censeur qui jugeait Lamotte en maître, et qui le décriait en ennemi? Lisez.

Cette influence souveraine
N’est pour lui qu’une illustre chaîne
Qui l’attache au bonheur d’autrui;
Tous les brillants qui l’embellissent,
Tous les talents qui l’ennoblissent
Sont en lui, mais non pas à lui.
Il n’est rien que le temps n’absorbe et ne dévore
Et les faits qu’on ignore
Sont bien peu différents des faits non avenus.
La bonté qui brille en elle
De ses charmes les plus doux,
Est une image de celle
Qu’elle voit briller en vous.
Et par vous seule enrichie,
Sa politesse affranchie
Des moindres obscurités
Est la lueur réfléchie
De vos sublimes clartés.
Ils ont vu par ta bonne foi
De leurs peuples troublés d’effroi
La crainte heureusement déçue,
Et déracinée à jamais
La haine si souvent reçue
En survivance de la paix.
Dévoile à nia vue empressée
Ces déités d’adoption,
Synonymes de la pensée,
Symboles de l’abstraction.
N’est-ce pas une fortune
Quand d’une charge commune
Deux moitiés portent le faix,
Que la moindre le réclame,
Et que du bonheur de l’âme
Le corps seul fasse les frais?

Il ne fallait pas, sans doute, donner de si détestables ouvrages pour modèles à celui qu’on critiquait avec tant d’amertume; il eût mieux valu laisser jouir en paix son adversaire de son mérite, et conserver celui qu’on avait. Mais, que voulez-vous? le genus irritabile vatum est malade de la même bile qui le tourmentait autrefois. Le public pardonne ces pauvretés aux gens à talent, parce que le public ne songe qu’à s’amuser.

Il voit dans une allégorie intitulée Pluton, des juges condamnés à être écorchés et à s’asseoir aux enfers sur un siège couvert de leur peau, au lieu de fleurs de lis; le lecteur ne s’embarrasse pas si ces juges le méritent ou non; si le complaignant qui les cite devant Pluton a tort ou raison. Il lit ces vers uniquement pour son plaisir: s’ils lui en donnent, il n’en veut pas davantage; s’ils lui déplaisent, il laisse là l’allégorie, et ne ferait pas un seul pas pour faire confirmer ou casser la sentence.

Les inimitables tragédies de Racine ont toutes été critiquées, et très mal; c’est qu’elles l’étaient par des rivaux. Les artistes sont les juges compétents de l’art, il est vrai; mais ces juges compétents sont presque toujours corrompus.

Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. Cela est difficile à trouver

Philosophisches Taschenwörterbuch:
Christianisme – Christentum (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Christianisme – Christentum aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.



Recherches historiques sur le Christianisme.
Plusieurs savants ont marqué leur surprise de ne trouver dans l’historien Josèphe aucune trace de Jésus-Christ: car tous les vrais savants conviennent aujourd’hui que le petit passage où il en est question dans son histoire est interpolé. Le père de Flavius Josèphe avait dû cependant être un des témoins de tous les miracles de Jésus. Josèphe était de race sacerdotale, parent de la reine Mariamne, femme d’Hérode: il entre dans les plus grands détails sur toutes les actions de ce prince; cependant il ne dit pas un mot ni de la vie ni de la mort de Jésus, et cet historien, qui ne dissimule aucune des cruautés d’Hérode, ne parle point du massacre de tous les enfants ordonné, par lui, en conséquence de la nouvelle à lui parvenue qu’il était né un roi des Juifs. Le calendrier grec compte quatorze mille enfants égorgés dans cette occasion.
C’est de toutes les actions de tous les tyrans la plus horrible. Il n’y en a point d’exemple dans l’histoire du monde entier.
Cependant le meilleur écrivain qu’aient jamais eu les Juifs, le seul estimé des Romains et des Grecs, ne fait nulle mention de cet événement aussi singulier qu’épouvantable. Il ne parle point de la nouvelle étoile qui avait paru en Orient après la naissance du Sauveur; phénomène éclatant, qui ne devait pas échapper à la connaissance d’un historien aussi éclairé que l’était Josèphe. Il garde encore le silence sur les ténèbres qui couvrirent toute la terre, en plein midi, pendant trois heures, à la mort du Sauveur; sur la grande quantité de tombeaux qui s’ouvrirent dans ce moment, et sur la foule des justes qui ressuscitèrent.
Les savants ne cessent de témoigner leur surprise de voir qu’aucun historien romain n’a parlé de ces prodiges, arrivés sous l’empire de Tibère, sous les yeux d’un gouverneur romain, et d’une garnison romaine, qui devait avoir envoyé à l’empereur et au sénat un détail circonstancié du plus miraculeux événement dont les hommes aient jamais entendu parler. Rome elle-même devait avoir été plongée pendant trois heures dan s d’épaisses ténèbres ce prodige devait avoir été marqué dans les fastes de Rome, et dans ceux de toutes les nations. Dieu n’a pas voulu que ces choses divines aient été écrites par des mains profanes.
Les mêmes savants trouvent encore quelques difficultés dans l’histoire des Évangiles. Ils remarquent que dans saint Matthieu, Jésus-Christ dit aux scribes et aux pharisiens que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre doit retomber sur eux, depuis le sang d’Abel le juste, jusqu’à Zacharie, fils de Barac, qu’ils ont tué entre le temple et l’autel.
Il n’y a point, disent-ils, dans l’histoire des Hébreux, de Zacharie tué dans le temple avant la venue du Messie, ni de son temps mais on trouve dans l’histoire du siège de Jérusalem par Josèphe un Zacharie, fils de Barac, tué au milieu du temple par la faction des zélotes. C’est au chapitre xix du livre IV. De là ils soupçonnent que l’Évangile selon saint Matthieu a été écrit après la prise de Jérusalem par Titus. Mais tous les doutes et toutes les objections de cette espèce s’évanouissent, dès qu’on considère la différence infinie qui doit être entre les livres divinement inspirés, et les livres des hommes. Dieu voulut envelopper, d’un nuage aussi respectable qu’obscur, sa naissance, sa vie et sa mort. Ses voies sont en tout différentes des nôtres.
Les savants se sont aussi fort tourmentés sur la différence des deux généalogies de Jésus-Christ. Saint Matthieu donne pour père à Joseph, Jacob; à Jacob, Mathan; à Mathan, Éléazar. Saint Luc au contraire dit que Joseph était fils d’Héli; Hèli, de Matat; Matat, de Lévi; Lévi, de Melchi, etc. Ils ne veulent pas concilier les cinquante-six ancêtres que Luc donne à Jésus depuis Abraham, avec les quarante-deux ancêtres différents que Matthieu lui donne depuis le même Abraham. Et ils sont effarouchés que Matthieu, en parlant de quarante-deux générations, n’en rapporte pourtant que quarante et une.
Ils forment encore des difficultés sur ce que Jésus n’est point fils de Joseph, mais de Marie. Ils élèvent aussi quelques doutes sur les miracles de notre Sauveur, en citant saint Augustin, saint Hilaire, et d’autres, qui ont donné aux récits de ces miracles un sens mystique, un sens allégorique: comme au figuier maudit et séché pour n’avoir pas porté de figues, quand ce n’était pas le temps des figues; aux démons envoyés dans les corps des cochons, dans un pays où l’on ne nourrissait point de cochons; à l’eau changée en vin sur la fin d’un repas où les convives étaient déjà échauffés. Mais toutes ces critiques des savants sont confondues par la foi, qui n’en devient que plus pure. Le but de cet article est uniquement de suivre le fil historique, et de donner une idée précise des faits sur lesquels personne ne dispute.
Premièrement, Jésus naquit sous la loi mosaïque, il fut circoncis suivant cette loi, il en accomplit tous les préceptes, il en célébra toutes les fêtes, et il ne prêcha que la morale; il ne révéla point le mystère de son incarnation; il ne dit jamais aux Juifs qu’il était né d’une vierge; il reçut la bénédiction de Jean dans l’eau du Jourdain, cérémonie à laquelle plusieurs Juifs se soumettaient, mais il ne baptisa jamais personne; il ne parla point des sept sacrements, il n’institua point de hiérarchie ecclésiastique de son vivant. Il cacha à ses contemporains qu’il était fils de Dieu, éternellement engendré, consubstantiel à Dieu, et que le Saint-Esprit procédait du Père et du Fils. Il ne dit point que sa personne était composée de deux natures et de deux volontés; il voulut que ces grands mystères fussent annoncés aux hommes dans la suite des temps, par ceux qui seraient éclairés des lumières du Saint-Esprit. Tant qu’il vécut, il ne s’écarta en rien de la loi de ses pères; il ne montra aux hommes qu’un juste agréable à Dieu, persécuté par ses envieux, et condamné à la mort par des magistrats prévenus. Il voulut que sa sainte Église, établie par lui, fît tout le reste.
Josèphe, au chapitre xii de son histoire, parle d’une secte de Juifs rigoristes, nouvellement établie par un nommé Juda galiléen. Ils méprisent, dit-il, les maux de la terre; ils triomphent les tourments par leur confiance, ils péfèrent la mort à la vie lorsque le sujet est honourable. Ils ont souffert le fer et le feu, et vû briser leurs os, plutôt que de prononcer la moindre parole contre leur législateur, ni manger des viandes défendues
Il paraît que ce portrait tombe sur les judaïtes et non pas sur les esséniens, car voici les paroles de Josèphe : Judas fut l’auteur d’une nouvelle secte, entièrement différente des trois autres, c’est-à-dire des saducéens, des pharisiens et des esséniens. » Il continue et dit : « Ils sont Juifs de nation : ils vivent unis entre eux, et regardent la volupté comme un vice. Le sens naturel de cette phrase fait croire que c’est des judaïtes dont l’auteur parle.
Quoi qu’il en soit, on connut ces judaïtes avant que les disciples du Christ commençassent à faire un parti considérable dans le monde. Quelques bonnes gens les ont pris pour des hérétiques qui adoraient Judas Iscariote.
Les thérapeutes étaient une société différente des esséniens et des judaïtes ; ils ressemblaient aux gymnosophistes des Indes et aux brames. Ils ont, dit Philon, un mouvement d’amour céleste qui les jette dans l’enthousiasme des bacchantes et des corybantes, et qui les met dans l’état de la contemplation à laquelle ils aspirent. Cette secte naquit dans Alexandrie, qui était toute remplie de Juifs, et s’étendit beaucoup dans l’Égypte.
Les disciples de Jean-Baptiste s’étendirent un peu en Égypte, mais principalement dans la Syrie, dans l’Arabie, et vers le golfe Persique. On les connaît aujourd’hui sous le nom de chrétiens de saint Jean ; il y en eut aussi dans l’Asie Mineure. Il est dit dans les Actes des apôtres (chap. 19.) que Paul en rencontra plusieurs à Éphèse ; il leur dit : Avez-vous reçu le Saint-Esprit? Ils lui répondirent : Nous n’avons pas seulement ouï dire qu’il y ait un Saint-Esprit. Il leur dit : Quel baptême avez-vous donc reçu ? . Ils lui répondirent : .Le baptême de Jean.
Il y avait, dans les premières années qui suivirent la mort de Jésus, sept sociétés ou sectes différentes chez les Juifs : les pharisiens, les saducéens, les esséniens, les judaïtes, les thérapeutes, les disciples de Jean, et les disciples de Christ, dont Dieu conduisait le petit troupeau dans les sentiers inconnus à la sagesse humaine.
Les fidèles eurent le nom de chrétiens dans Antioche vers l’année 60 de notre ère vulgaire ; mais ils furent connus dans l’empire romain, comme nous le verrons dans la suite, sous d’autres noms. Ils ne se distinguaient auparavant que par le nom de frères, de saints ou de fidèles. Dieu, qui était descendu sur la terre pour y être un exemple d’humilité et de pauvreté, donnait à son Église les plus faibles commencements, et la dirigeait dans ce même état d’humiliation dans lequel il avait voulu naître. Tous les premiers fidèles furent des hommes obscurs : ils travaillaient tous de leurs mains. L’apôtre saint Paul témoigne qu’il gagnait sa vie à faire des tentes[12]. Saint Pierre ressuscita la couturière Dorcas, qui faisait les robes des frères. L’assemblée des fidèles se tenait à Joppé, dans la maison d’un corroyeur nommé Simon, comme on le voit au chapitre ix des Actes des apôtres.
Les fidèles se répandirent secrètement en Grèce, et quelques-uns allèrent de là à Rome, parmi les Juifs à qui les Romains permettaient une synagogue. Ils ne se séparèrent point d’abord des Juifs : ils gardèrent la circoncision, et, comme on l’a déjà remarqué ailleurs[13], les quinze premiers évêques secrets de Jérusalem furent tous circoncis ou du moins de la nation juive.
Lorsque l’apôtre Paul prit avec lui Timothée, qui était fils d’un père gentil, il le circoncit lui-même dans la petite ville de Listre. Mais Tite, son autre disciple, ne voulut point se soumettre à la circoncision. Les frères disciples de Jésus furent unis aux Juifs, jusqu’au temps où Paul essuya une persécution à Jérusalem, pour avoir amené des étrangers dans le temple. Il était accusé par les Juifs de vouloir détruire la loi mosaïque par Jésus-Christ. C’est pour se laver de cette accusation que l’apôtre saint Jacques proposa à l’apôtre Paul de se faire raser la tête, et de s’aller purifier dans le temple avec quatre Juifs qui avaient fait vœu de se raser. Prenez-les avec vous, . lui dit Jacques (chap. 21. actes des apôt.) ; .purifiez-vous avec eux, et que tout le monde sache que ce que l’on dit de vous est faux, et que vous continuez à garder la loi de Moïse. » Ainsi donc Paul, qui d’abord avait été le persécuteur sanguinaire de la sainte société établie par Jésus, Paul, qui depuis voulut gouverner cette société naissante, Paul, chrétien, judaïse « afin que le monde sache qu’on le calomnie quand on dit qu’il ne suit plus la loi mosaïque..
Paul n’en fut pas moins accusé d’impiété et d’hérésie, et son procès criminel dura longtemps ; mais on voit évidemment, par les accusations mêmes intentées contre lui, qu’il était venu à Jérusalem pour observer les rites judaïques.
Il dit à Festus ces propres paroles (chap. xxv des Actes) : .Je n’ai péché ni contre la loi juive, ni contre le temple. .
Les apôtres annonçaient Jésus-Christ comme un juste indignement persécuté, un prophète de Dieu, un fils de Dieu, envoyé aux Juifs pour la réformation des mœurs.
La circoncision est utile, dit l’apôtre saint Paul (chap. ii, Épît. aux Rom.), si vous observez la loi ; mais si vous la violez, votre circoncision devient prépuce. Si un incirconcis garde la loi, il sera comme circoncis. Le vrai Juif est celui qui est Juif intérieurement.
Quand cet apôtre parle de Jésus-Christ dans ses Épîtres, il ne révèle point le mystère ineffable de sa consubstantialité avec Dieu. « Nous sommes délivrés par lui (dit-il, chap. v, Épît. aux Rom.) de la colère de Dieu, Le don de Dieu s’est répandu sur nous par la grâce donnée à un seul homme, qui est Jésus-Christ. La mort a régné par le péché d’un seul homme ; les justes régneront dans la vie par un seul homme, qui est Jésus-Christ. »
Et au chap. 8: Nous, les héritiers de Dieu, et les cohéritiers de Christ, Et au chap. 16: À Dieu, qui est le seul sage, honneur et gloire par Jésus-Christ. – Vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ à Dieu (1e. aux Corinth., chap. 3).
Et (1e. aux Corinth., chap. 15, v. 27) : Tout lui est assujetti, en exceptant sans doute Dieu, qui lui a assujetti toutes choses.
On a eu quelque peine à expliquer le passage de l’Épître aux Philippiens : .Ne faites rien par une vaine gloire ; croyez mutuellement par humilité que les autres vous sont supérieurs ; ayez les mêmes sentiments que Christ-Jésus, qui, étant dans l’empreinte de Dieu, n’a point cru sa proie de s’égaler à Dieu. . Ce passage paraît très-bien approfondi et mis dans tout son jour dans une lettre qui nous reste des églises de Vienne et de Lyon, écrite l’an 117, et qui est un précieux monument de l’antiquité. On loue dans cette lettre la modestie de quelques fidèles. « Ils n’ont pas voulu, dit la lettre, . prendre le grand titre de martyrs. (pour quelques tribulations) .à l’exemple de Jésus-Christ, lequel, étant empreint de Dieu, n’a pas cru sa proie la qualité d’égal à Dieu. . Origène dit aussi dans son Commentaire sur Jean : La grandeur de Jésus a plus éclaté quand il s’est humilié .que s’il eût fait sa proie d’être égal à Dieu.. En effet, l’explication contraire peut paraître un contre-sens. Que signifierait : .Croyez les autres supérieurs à vous ; imitez Jésus, qui n’a pas cru que c’était une proie, une usurpation de s’égaler à Dieu ? Ce serait visiblement se contredire, ce serait donner un exemple de grandeur pour un exemple de modestie ; ce serait pécher contre le sens commun.
La sagesse des apôtres fondait ainsi l’Église naissante. Cette sagesse ne fut point altérée par la dispute qui survint entre les apôtres Pierre, Jacques et Jean, d’un côté, et Paul, de l’autre. Cette contestation arriva dans Antioche. L’apôtre Pierre, autrement Céphas, ou Simon Barjone, mangeait avec les Gentils convertis, et n’observait point avec eux les cérémonies de la loi, ni la distinction des viandes ; il mangeait, lui, Barnabé, et d’autres disciples, indifféremment du porc, des chairs étouffées, des animaux qui avaient le pied fendu et qui ne ruminaient pas ; mais plusieurs Juifs chrétiens étant arrivés, saint Pierre se remit avec eux à l’abstinence des viandes défendues, et aux cérémonies de la loi mosaïque.
Cette action paraissait très-prudente ; il ne voulait pas scandaliser les Juifs chrétiens ses compagnons ; mais saint Paul s’éleva contre lui avec un peu de dureté. Je lui résistai, dit-il, à sa face, parce qu’il était blâmable. (Épître aux Galates, chap. 2.)
Cette querelle paraît d’autant plus extraordinaire de la part de saint Paul qu’ayant été d’abord persécuteur il devait être modéré, et que, lui-même, il était allé sacrifier dans le temple à Jérusalem, qu’il avait circoncis son disciple Timothée, qu’il avait accompli les rites juifs, lesquels il reprochait alors à Céphas. Saint Jérôme prétend que cette querelle entre Paul et Céphas était feinte. Il dit dans sa première Homélie, tome III, qu’ils firent comme deux avocats qui s’échauffent et se piquent au barreau, pour avoir plus d’autorité sur leurs clients ; il dit que Pierre Céphas étant destiné à prêcher aux Juifs, et Paul aux Gentils, ils firent semblant de se quereller, Paul pour gagner les Gentils, et Pierre pour gagner les Juifs. Mais saint Augustin n’est point du tout de cet avis. Je suis fâché, dit-il dans l’Épître à Jérôme, qu’un aussi grand homme se rende le patron du mensonge, patronum mendacii.
Au reste, si Pierre était destiné aux Juifs judaïsants, et Paul aux étrangers, il paraît probable que Pierre ne vint point à Rome. Les Actes des apôtres ne font aucune mention du voyage de Pierre en Italie.
Quoi qu’il en soit, ce fut vers l’an 60 de notre ère que les chrétiens commencèrent à se séparer de la communion juive ; et c’est ce qui leur attira tant de querelles et tant de persécutions de la part des synagogues répandues à Rome, en Grèce, dans l’Égypte et dans l’Asie. Ils furent accusés d’impiété, d’athéisme, par leurs frères juifs, qui les excommuniaient dans leurs synagogues trois fois les jours du sabbat. Mais Dieu les soutint toujours au milieu des persécutions.
Petit à petit, plusieurs Églises se formèrent, et la séparation devint entière entre les juifs et les chrétiens, avant la fin du ier siècle ; cette séparation était ignorée du gouvernement romain. Le sénat de Rome ni les empereurs n’entraient point dans ces querelles d’un petit troupeau que Dieu avait jusque-là conduit dans l’obscurité, et qu’il élevait par des degrés insensibles
Il faut voir dans quel état était alors la religion de l’empire romain. Les mystères et les expiations étaient accrédités dans presque toute la terre. Les empereurs, il est vrai, les grands et les philosophes n’avaient nulle foi à ces mystères; mais le peuple, qui en fait de religion donne la loi aux grands, leur imposait la nécessité de se conformer en apparence à son culte. Il faut, pour l’enchaîner, paraître porter les mêmes chaînes que lui. Cicéron lui-même fut initié aux mystères d’Éleusine. La connaissance d’un seul Dieu était le principal dogme qu’on annonçait dans ces fêtes mystérieuses et magnifiques. Il faut avouer que les prières et les hymnes qui nous sont restés de ces mystères sont ce que le paganisme a de plus pieux et de plus admirable.
Les chrétiens, qui n’adoraient aussi qu’un seul Dieu, eurent par là plus de facilité de convertir plusieurs Gentils. Quelques philosophes de la secte de Platon devinrent chrétiens. C’est pourquoi les Pères de l’Église des trois premiers siècles furent tous platoniciens.
Le zèle inconsidéré de quelques-uns ne nuisit point aux vérités fondamentales. On a reproché à saint Justin, l’un des premiers Pères, d’avoir dit, dans son Commentaire sur Isaïe, que les saints jouiraient, dans un règne de mille ans sur la terre, de tous les biens sensuels. On lui a fait un crime d’avoir dit, dans son Apologie du Christianisme, que Dieu ayant fait la terre, en laissa le soin aux anges, lesquels étant devenus amoureux des femmes, leur firent des enfants qui sont les démons.
On a condamné Lactance et d’autres Pères, pour avoir supposé des oracles de sibylles. Il prétendait que la sibylle Érythrée avait fait ces quatre vers grecs, dont voici l’explication littérale:

Avec cinq pains et deux poissons
Il nourrira cinq mille hommes au désert;
Et, en ramassant les morceaux qui resteront,
Il en remplira douze paniers.

On reprocha aussi aux premiers chrétiens la supposition de quelques vers acrostiches d’une ancienne sibylle, lesquels commençaient tous par les lettres initiales du nom de Jésus-Christ, chacune dans leur ordre.
Mais ce zèle de quelques chrétiens, qui n`était selon la science, n’empêcha pas l’église de faire le progress que Dieu lui destinait. Les chrétiens célébrèrent d’abord leurs mystères dans des maisons retirées, dans des caves, pendant la nuit ; de là leur vint le titre de lucifugaces (selon Minutius Félix ) ; Philon les appelle gesséens. Leurs noms les plus communs, dans les quatre premiers siècles, chez les Gentils, étaient ceux de galiléens et de nazaréens ; mais celui de chrétiens a prévalu sur les autres.
Ni la hiérarchie, ni les usages, ne furent établis tout d’un coup ; les temps apostoliques furent différents des temps qui les suivirent. Saint Paul, dans sa première aux Corinthiens, nous apprend que les frères, soit circoncis, soit incirconcis, étant assemblés, quand plusieurs prophètes voulaient parler, il fallait qu’il n’y en eût que deux ou trois qui parlassent, et que si quelqu’un, pendant ce temps-là, avait une révélation, le prophète qui avait pris la parole devait se taire.
C’est sur cet usage de l’Église primitive que se fondent encore aujourd’hui quelques communions chrétiennes qui tiennent des assemblées sans hiérarchie. Il était permis à tout le monde de parler dans l’église, excepté aux femmes : ce qui est aujourd’hui la sainte messe qui se célèbre au matin, au matin, était la cène qu’on faisait le soir ; ces usages changèrent à mesure que l’Église se fortifia. Une société plus étendue exigea plus de règlements, et la prudence des pasteurs se conforma aux temps et aux lieux.
St. Jérome et Eusèbe rapportent que quand les Églises reçurent une forme, on y distingua peu à peu cinq ordres différents : les surveillants, èpiscopoï, d’où sont venus les évêques ; les anciens de la société, presbyteroï, les prêtres ; diaconoï, les servants ou diacres ; les pistoï, croyants, initiés, c’est-à-dire les baptisés, qui avaient part aux soupers des agapes, les catéchumènes, qui attendaient le baptême, et les énergumènes, qui attendaient qu’on les délivrât du démon. Aucun, dans ces cinq ordres, ne portait d’habit différent des autres ; aucun n’était contraint au célibat, témoin le livre de Tertullien dédié à sa femme, témoin l’exemple des apôtres. Aucune représentation, soit en peinture, soit en sculpture, dans leurs assemblées, pendant les deux premiers siècles ; point d’autels, encore moins de cierges, d’encens et d’eau lustrale. Les chrétiens cachaient soigneusement leurs livres aux Gentils : ils ne les confiaient qu’aux initiés; il n’était pas même permis aux catéchumènes de réciter l’Oraison dominicale.
Ce qui distinguait le plus les chrétiens, et ce qui a duré jusqu’à nos derniers temps, était le pouvoir de chasser les diables avec le signe de la croix. Origène, dans son traité contre Celse, avoue, au nombre 133, qu’Antinoüs, divinisé par l’empereur Adrien, faisait des miracles en Égypte par la force des charmes et des prestiges ; mais il dit que les diables sortent du corps des possédés à la prononciation du seul nom de Jésus.
Tertullien va plus loin, et, du fond de l’Afrique où il était, il dit, dans son Apologétique, au chapitre 23: Si vos dieux ne confessent pas qu’ils sont des diables à la présence d’un vrai chrétien, nous voulons bien que vous répandiez le sang de ce chrétien. Y a-t-il une démonstration plus claire ?
En effet Jésus-Christ envoya ses apôtres pour chasser les démons. Les Juifs avaient aussi de son temps le don de les chasser, car lorsque Jésus eut délivré des possédés, et eut envoyé les diables dans les corps d’un troupeau de deux mille cochons, et qu’il eut opéré d’autres guérisons pareilles, les pharisiens dirent : « Il chasse les démons par la puissance de Belzébuth. Si c’est par Belzébuth que je les chasse, répondit Jésus, par qui vos fils les chassent-ils ? Il est incontestable que les Juifs se vantaient de ce pouvoir : ils avaient des exorcistes et des exorcismes ; on invoquait le nom de Dieu, de Jacob et d’Abraham ; on mettait des herbes consacrées dans le nez des démoniaques. (Josèphe rapporte une partie de ces cérémonies.) Ce pouvoir sur les diables, que les Juifs ont perdu, fut transmis aux chrétiens, qui semblent aussi l’avoir perdu depuis quelque temps.
Dans le pouvoir de chasser les démons était compris celui de détruire les opérations de la magie : car la magie fut toujours en vigueur chez toutes les nations. Tous les Pères de l’Église rendent témoignage à la magie. Saint Justin avoue dans son Apologétique, au livre III, qu’on évoque souvent les âmes des morts, et il en tire un argument en faveur de l’immortalité de l’âme. Lactance, au livre VII de ses Institutions divines, dit que « si on osait nier l’existence des âmes après la mort, le magicien vous en convaincrait bientôt en les faisant paraître ». Irénée, Clément Alexandrin, Tertullien, l’évêque Cyprien, tous affirment la même chose. Il est vrai qu’aujourd’hui tout est changé, et qu’il n’y a pas plus de magiciens que de démoniaques, mais il s’en trouvera quand il plaira à Dieu.
Quand les sociétés chrétiennes devinrent un peu nombreuses, et que plusieurs s’élevèrent contre le culte de l’empire romain, les magistrats sévirent contre elles, et les peuples surtout les persécutèrent. On ne persécutait point les Juifs qui avaient des priviléges particuliers, et qui se renfermaient dans leurs synagogues ; on leur permettait l’exercice de leur religion, comme on fait encore aujourd’hui à Rome ; on souffrait tous les cultes divers répandus dans l’empire, quoique le sénat ne les adoptât pas.
Mais les chrétiens se déclarant ennemis de tous ces cultes, et surtout de celui de l’empire, furent exposés plusieurs fois à ces cruelles épreuves.
Un des premiers et des plus célèbres martyrs fut Ignace, évêque d’Antioche, condamné par l’empereur Trajan lui-même, alors en Asie, et envoyé par ses ordres à Rome, pour être exposé aux bêtes, dans un temps où l’on ne massacrait point à Rome les autres chrétiens. On ne sait point précisément de quoi il était accusé auprès de cet empereur, renommé d’ailleurs pour sa clémence : il fallait que saint Ignace eût de bien violents ennemis. Quoi qu’il en soit, l’histoire de son martyre rapporte qu’on lui trouva le nom de Jésus-Christ gravé sur le cœur, en caractères d’or ; et c’est de là que les chrétiens prirent en quelques endroits le nom de Théophores, qu’Ignace s’était donné à lui-même.
On nous a conservé une lettre de lui[18], par laquelle il prie les évêques et les chrétiens de ne point s’opposer à son martyre : soit que dès lors les chrétiens fussent assez puissants pour le délivrer, soit que parmi eux quelques-uns eussent assez de crédit pour obtenir sa grâce. Ce qui est encore très-remarquable, c’est qu’on souffrit que les chrétiens de Rome vinssent au-devant de lui, quand il fut amené dans cette capitale ; ce qui prouverait évidemment qu’on punissait en lui la personne, et non pas la secte.
Les persécutions ne furent pas continuées. Origène, dans son livre III contre Celse, dit : On peut compter facilement les chrétiens qui sont morts pour leur religion, parce qu’il en est mort peu, et seulement de temps en temps et par intervalles,
Dieu eut un si grand soin de son Église, que, malgré ses ennemis, il fit en sorte qu’elle tînt cinq conciles dans le premier siècle, seize dans le second, et trente dans le troisième ; c’est- à-dire des assemblées secrètes et tolérées. Ces assemblées furent quelquefois défendues, quand la fausse prudence des magistrats craignit qu’elles ne devinssent tumultueuses. Il nous est resté peu de procès-verbaux des proconsuls et des préteurs qui condamnèrent les chrétiens à mort. Ce seraient les seuls actes sur lesquels on pût constater les accusations portées contre eux, et leurs supplices.
Nous avons un fragment de Denis d’Alexandrie, dans lequel il rapporte l’extrait du greffe d’un proconsul d’Égypte, sous l’empereur Valérien ; le voici : “Denis, Fauste, Maxime, Marcel et Chéremon, ayant été introduits à l’audience, le préfet Émilien leur a dit : « Vous avez pu connaître par les entretiens que j’ai eus avec vous, et par tout ce que je vous ai écrit, combien nos princes ont témoigné de bonté à votre égard ; je veux bien encore vous le redire : ils font dépendre votre conservation et votre salut de vous-mêmes, et votre destinée est entre vos mains. Ils ne demandent de vous qu’une seule chose, que la raison exige de toute personne raisonnable : c’est que vous adoriez les dieux protecteurs de leur empire, et que vous abandonniez cet autre culte si contraire à la nature et au bon sens.”
Denis a répondu : “Chacun n’a pas les mêmes dieux, et chacun adore ceux qu’il croit l’être véritablement.”»
Le préfet Émilien a repris : “Je vois bien que vous êtes des ingrats, qui abusez des bontés que les empereurs ont pour vous. Eh bien ! vous ne demeurerez pas davantage dans cette ville, et je vous envoie à Céphro dans le fond de la Libye ; ce sera là le lieu de votre bannissement, selon l’ordre que j’en ai reçu de nos empereurs : au reste, ne pensez pas y tenir vos assemblées, ni aller faire vos prières dans ces lieux que vous nommez des cimetières ; cela vous est absolument défendu, je ne le permettrai à personne.”
Rien ne porte plus les caractères de vérité que ce procès-verbal. On voit par là qu’il y avait des temps où les assemblées étaient prohibées. C’est ainsi qu’en France il est défendu aux calvinistes de s’assembler ; on a même quelquefois fait pendre et rouer des ministres ou prédicants qui tenaient des assemblées malgré les lois ; et depuis 1745, il y en a eu six de pendus. C’est ainsi qu’en Angleterre et en Irlande les assemblées sont défendues aux catholiques romains, et il y a eu des occasions où les délinquants ont été condamnés à la mort.
Malgré ces défenses portées par les lois romaines, Dieu inspira à plusieurs empereurs de l’indulgence pour les chrétiens. Dioclétien même, qui passe chez les ignorants pour un persécuteur, Dioclétien, dont la première année de règne est encore l’époque de l’ère des martyrs, fut, pendant plus de dix-huit ans, le protecteur déclaré du christianisme, au point que plusieurs chrétiens eurent des charges principales auprès de sa personne. Il épousa même une chrétienne ; il souffrit que dans Nicomédie, sa résidence, il y eût une superbe église élevée vis-à-vis son palais. Enfin il épousa une chrétienne.
Le césar Galerius, ayant malheureusement été prévenu contre les chrétiens, dont il croyait avoir à se plaindre, engagea Dioclétien à faire détruire la cathédrale de Nicomédie. Un chrétien plus zélé que sage mit en pièces l’édit de l’empereur ; et de là vint cette persécution si fameuse, dans laquelle il y eut plus de deux cents personnes exécutées à mort dans l’empire romain, sans compter ceux que la fureur du petit peuple, toujours fanatique et toujours barbare, fit périr contre les formes juridiques.
Il y eut en divers temps un si grand nombre de martyrs qu’il faut bien se donner de garde d’ébranler la vérité de l’histoire de ces véritables confesseurs de notre sainte religion, par un mélange dangereux de fables et de faux martyrs.
Le bénédictin dom Ruinart, par exemple, homme d’ailleurs aussi instruit qu’estimable et zélé, aurait dû choisir avec plus de discrétion ses Actes sincères [19]. Ce n’est pas assez qu’un manuscrit soit tiré de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, ou d’un couvent de célestins de Paris, conforme à un manuscrit des feuillants, pour que cet acte soit authentique ; il faut que cet acte soit ancien, écrit par des contemporains, et qu’il porte d’ailleurs tous les caractères de la vérité.
Il aurait pu se passer de rapporter l’aventure du jeune Romanus, arrivée en 303. Ce jeune Romain avait obtenu son pardon de Dioclétien dans Antioche. Cependant il dit que le juge Asclépiade le condamna à être brûlé : des Juifs présents à ce spectacle se moquèrent du jeune saint Romanus, et reprochèrent aux chrétiens que leur Dieu les laissait brûler, lui qui avait délivré Sidrac, Misac et Abdenago, de la fournaise ; qu’aussitôt il s’éleva, dans le temps le plus serein, un orage qui éteignit le feu ; qu’alors le juge ordonna qu’on coupât la langue au jeune Romanus ; que le premier médecin de l’empereur, se trouvant là, fit officieusement la fonction de bourreau, et lui coupa la langue dans la racine ; qu’aussitôt le jeune homme, qui était bègue auparavant, parla avec beaucoup de liberté ; que l’empereur fut étonné que l’on parlât si bien sans langue ; que le médecin, pour réitérer cette expérience, coupa sur-le-champ la langue à un passant, lequel en mourut subitement[20].
Eusèbe, dont le bénédictin Ruinart a tiré ce conte, devait respecter assez les vrais miracles opérés dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament (desquels personne ne doutera jamais) pour ne pas leur associer des histoires si suspectes, lesquelles pourraient scandaliser les faibles.
Cette dernière persécution ne s’étendit pas dans tout l’empire. Il y avait alors en Angleterre quelque christianisme, qui s’éclipsa bientôt pour reparaître ensuite sous les rois saxons. Les Gaules méridionales et l’Espagne étaient remplies de chrétiens. Le césar Constance Chlore les protégea beaucoup dans toutes ses provinces. Il avait une concubine qui était chrétienne, c’est la mère de Constantin, connue sous le nom de sainte Hélène : car il n’y eut jamais de mariage avéré entre elle et lui, et il la renvoya même dès l’an 292, quand il épousa la fille de Maximien Hercule ; mais elle avait conservé sur lui beaucoup d’ascendant, et lui avait inspiré une grande affection pour notre sainte religion
La divine Providence préparait ainsi, par des voies qui semblent humaines, le triomphe de son Église. Constance Chlore mourut en 306 à York en Angleterre, dans un temps où les enfants qu’il avait de la fille d’un césar étaient en bas âge, et ne pouvaient prétendre à l’empire. Constantin eut la confiance de se faire élire à York par cinq ou six mille soldats, allemands, gaulois et anglais pour la plupart. Il n’y avait pas d’apparence que cette élection, faite sans le consentement de Rome, du sénat et des armées, pût prévaloir ; mais Dieu lui donna la victoire sur Maxentius élu à Rome, et le délivra enfin de tous ses collègues. On ne peut dissimuler qu’il ne se rendît d’abord indigne des faveurs du ciel, par le meurtre de tous ses proches, et enfin de sa femme et de son fils.
On peut douter de ce que Zosime rapporte à ce sujet. Il dit que Constantin, agité de remords après tant de crimes, demanda aux pontifes de l’empire s’il y avait quelque expiation pour lui, et qu’ils lui dirent qu’ils n’en connaissaient pas. Il est bien vrai qu’il n’y en avait point eu pour Néron, et qu’il n’avait osé assister aux sacrés mystères en Grèce. Cependant les tauroboles étaient en usage, et il est bien difficile de croire qu’un empereur tout-puissant n’ait pu trouver un prêtre qui voulût lui accorder des sacrifices expiatoires. Peut-être même est-il encore moins croyable que Constantin, occupé de la guerre, de son ambition, de ses projets, et environné de flatteurs, ait eu le temps d’avoir des remords. Zosime ajoute qu’un prêtre égyptien arrivé d’Espagne, qui avait accès à sa porte, lui promit l’expiation de tous ses crimes dans la religion chrétienne. On a soupçonné que ce prêtre était Ozius, évêque de Cordoue.
Quoi qu’il en soit, Dieu réserva Constantin pour l’éclairer et pour en faire le protecteur de l’Église. Ce prince fit bâtir sa ville de Constantinople, qui devint le centre de l’empire et de la religion chrétienne. Alors l’Église prit une forme auguste.
Il est à remarquer que dès l’an 314, avant que Constantin résidât dans sa nouvelle ville, ceux qui avaient persécuté les chrétiens furent punis par eux de leurs cruautés. Les chrétiens jetèrent la femme de Maximien dans l’Oronte ; ils égorgèrent tous ses parents ; ils massacrèrent dans l’Égypte et dans la Palestine les magistrats qui s’étaient le plus déclarés contre le christianisme. La veuve et la fille de Dioclétien s’étant cachées à Thessalonique furent reconnues, et leurs corps jetés dans la mer. Il eût été à souhaiter que les chrétiens eussent moins écouté l’esprit de vengeance ; mais Dieu, qui punit selon sa justice, voulut que les mains des chrétiens fussent teintes du sang de leurs persécuteurs, sitôt que ces chrétiens furent en liberté d’agir.
Constantin convoqua, assembla dans Nicée, vis-à-vis de Constantinople, le premier concile oecuménique, auquel présida Ozius. On y décida la grande question qui agitait l’Église touchant la divinité de Jésus-Christ; les uns se prévalaient de l’opinion d’Origène, qui dit au chapitre 6 contre Celse: Nous présentons nos prières à Dieu par Jésus, qui tient le milieu entre les natures créées et la nature incréée, qui nous apporte la grâce de son père, et présente nos prières au grand Dieu en qualité de notre pontife. Ils s’appuyaient aussi sur plusieurs passages de saint Paul, dont on a rapporté quelques-uns. Ils se fondaient surtout sur ces paroles de Jésus-Christ: Mon père est plus grand que moi; et ils regardaient Jésus comme le premier-né de la création, comme la pure émanation de l’Être suprême, mais non pas précisément comme Dieu.
Les autres, qui étaient orthodoxes. alléguaient des passages plus conformes à la divinité éternelle de Jésus, comme celui-ci: Mon père et moi, nous sommes la même chose; paroles que les adversaires interprétaient comme signifiant: Mon père et moi, nous avons le même dessein, la même volonté; je n’ai point d’autres désirs que ceux de mon père. Alexandre, évêque d’Alexandrie, et, après lui, Athanase, étaient à la tête des orthodoxes et Eusèbe, évêque de Nicomédie, avec dix-sept autres évêques, le prêtre Arius, et plusieurs prêtres, étaient dans le parti opposé. La querelle fut d’abord envenimée, parce que saint Alexandre traita ses adversaires d’antéchrists.
Enfin, après bien des disputes, le Saint-Esprit décida ainsi dans le concile, par la bouche de 299 évêques contre dix-huit: Jésus est fils unique de Dieu, engendré du Père, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, consubstantiel au Père; nous croyons aussi au Saint-Esprit, etc. Ce fut la formule du concile. On voit par cet exemple combien les évêques l’emportaient sur les simples prêtres. Deux mille personnes du second ordre étaient de l’avis d’Arius, au rapport de deux patriarches d’Alexandrie, qui ont écrit la chronique d’Alexandrie en arabe. Arius fut exilé par Constantin; mais Athanase le fut aussi bientôt après, et Arius fut rappelé à Constantinople. Alors saint Macaire pria Dieu si ardemment de faire mourir Arius avant que ce prêtre pût entrer dans la cathédrale que Dieu exauça sa prière. Arius mourut en allant à l’église en 330. L’empereur Constantin finit sa vie en 337. Il mit son testament entre les mains d’un prêtre arien, et mourut entre les bras du chef des ariens Eusèbe, évêque de Nicomédie, ne s’étant fait baptiser qu’au lit de mort, et laissant l’Église triomphante, mais divisée.
Les partisans d’Athanase et ceux d’Eusèbe se firent une guerre cruelle; et ce qu’on appelle l’arianisme fut longtemps établi dans toutes les provinces de l’empire.
Julien le philosophe, surnommé l’Apostat, voulut étouffer ces divisions, et ne put y parvenir.
Le second concile général fut tenu à Constantinople, en 381. On y expliqua ce que le concile de Nicée n’avait pas jugé à propos de dire sur le Saint-Esprit; et on ajouta à la formule de Nicée que le Saint-Esprit est Seigneur vivifiant qui procède du Père, et qu’il est adoré et glorifié avec le Père et le Fils.
Ce ne fut que vers le ixe siècle que l’Église latine statua par degrés que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils.
En 431, le troisième concile général tenu à Éphèse décida que Marie était véritablement mère de Dieu, et que Jésus avait deux natures et une personne. Nestorius, évêque de Constantinople, qui voulait que la sainte vierge fût appelée mère de Christ, fut déclaré Judas par le concile, et les deux natures furent encore confirmées par le concile de Chalcédoine.
Je passerai légèrement sur les siècles suivants, qui sont assez connus. Malheureusement il n’y eut aucune de ces disputes qui ne causât des guerres, et l’Église fut toujours obligée de combattre. Dieu permit encore, pour exercer la patience des fidèles, que les Grecs et les Latins rompissent sans retour au neuvième siècle; il permit encore qu’en Occident il y eût 29 schismes sanglants pour la chaire de Rome.
Cependant l’Église grecque presque tout entière, et toute l’Église d’Afrique, devinrent esclaves sous les Arabes, et ensuite sous les Turcs, qui élevèrent la religion mahométane sur les ruines de la chrétienne. L’Église romaine subsista, mais toujours souillée de sang par plus de six cents ans de discorde entre l’empire d’Occident et le sacerdoce. Ces querelles mêmes la rendirent très-puissante. Les évêques, les abbés en Allemagne, se firent tous princes, et les papes acquirent peu à peu la domination absolue dans Rome et dans un pays considérable. Ainsi Dieu éprouva son Église par les humiliations, par les troubles, par les crimes, et par la splendeu
Cette Église latine perdit au xvie siècle la moitié de l’Allemagne, le Danemark, la Suède, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la meilleure partie de la Suisse, la Hollande ; elle a gagné plus de terrain en Amérique par les conquêtes des Espagnols, qu’elle n’en a perdu en Europe ; mais avec plus de territoire elle a bien moins de sujets.
La Providence divine semblait destiner le Japon, Siam, l’Inde et la Chine, à se ranger sous l’obéissance du pape, pour le récompenser de l’Asie Mineure, de la Syrie, de la Grèce, de l’Égypte, de l’Afrique, de la Russie, et des autres États perdus dont nous avons parlé. Saint François Xavier, qui porta le saint Évangile aux Indes-Orientales et au Japon, quand les Portugais y allèrent chercher des marchandises, fit un très-grand nombre de miracles, tous attestés par les RR. PP. jésuites : quelques-uns disent qu’il ressuscita neuf morts ; mais le R. P. Ribadeneira, dans sa Fleur des saints [25] se borne à dire qu’il n’en ressuscita que quatre : c’est bien assez. La Providence voulut qu’en moins de cent années il y eût des milliers de catholiques romains dans les îles du Japon ; mais le diable sema son ivraie au milieu du bon grain. Les jésuites, à ce qu’on croit, formèrent une conjuration suivie d’une guerre civile, dans laquelle tous les chrétiens furent exterminés en 1638. Alors la nation ferma ses ports à tous les étrangers, excepté aux Hollandais, qu’on regardait comme des marchands, et non pas comme des chrétiens, et qui furent d’abord obligés de marcher sur la croix pour obtenir la permission de vendre leurs denrées dans la prison où on les renferme lorsqu’ils abordent à Nangazaki.
La religion catholique, apostolique et romaine, fut proscrite à la Chine dans nos derniers temps, mais d’une manière moins cruelle. Les RR. PP. jésuites n’avaient pas, à la vérité, ressuscité des morts à la cour de Pékin ; ils s’étaient contentés d’enseigner l’astronomie, de fondre du canon, et d’être mandarins. Leurs malheureuses disputes avec des dominicains et d’autres scandalisèrent à tel point le grand empereur Yong-tching que ce prince, qui était la justice et la bonté même, fut assez aveugle pour ne plus permettre qu’on enseignât notre sainte religion, dans laquelle nos missionnaires ne s’accordaient pas. Il les chassa avec une bonté parternelle, leur fournissant des subsistances et des voitures jusqu’aux confins de son empire.
Toute l’Asie, toute l’Afrique, la moitié de l’Europe, tout ce qui appartient aux Anglais, aux Hollandais, dans l’Amérique, toutes les hordes américaines non domptées, toutes les terres australes, qui sont une cinquième partie du globe, sont demeurées la proie du démon, pour vérifier cette sainte parole : « Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. » (Matth., xx, 16; s’il y a environ seize cents millions d’hommes sur la terre, comme quelques doctes le prétendent, la sainte Église romaine catholique universelle en possède à peu près soixante millions: ce qui fait plus de la vingt-sixième partie des habitants du monde connu.

Catéchisme du curé – Katechismus des Landpfarrers (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Catéchisme du curé – Katechismus des Landpfarrers aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.



ARISTON.
Eh bien! mon cher Téotime, vous allez donc être curé de campagne?
TÉOTIME.
Oui on me donne une petite paroisse, et je l’aime mieux qu’une grande. Je n’ai qu’une portion limitée d’intelligence et d’activité; je ne pourrais certainement pas diriger soixante et dix mille âmes, attendu que je n’en ai qu’une; un grand troupeau m’effraye, mais je pourrai faire quelque bien à un petit. J’ai étudié assez de jurisprudence pour empêcher, autant que je le pourrai, mes pauvres paroissiens de se ruiner en procès. Je sais assez de médecine pour leur indiquer des remèdes simples quand ils seront malades. J’ai assez de connaissance de l’agriculture pour leur donner quelquefois des conseils utiles. Le seigneur du lieu et sa femme sont d’honnêtes gens qui ne sont point dévots, et qui m’aideront à faire du bien. Je me flatte que je vivrai assez heureux, et qu’on ne sera pas malheureux avec moi,
ARISTON.
N’êtes-vous pas fâché de n’avoir point de femme? ce serait une grande consolation; il serait doux, après avoir prôné, chanté, confessé, communié, baptisé, enterré, consolé des malades, apaisé des querelles, consumé votre journée au service du prochain, de trouver dans votre logis une femme douce, agréable, et honnête, qui aurait soin de votre linge et de votre personne, qui vous égayerait dans la santé, qui vous soignerait dans la maladie, qui vous ferait de jolis enfants dont la bonne éducation serait utile à l’État. Je vous plains, vous qui servez les hommes, d’être privé d’une consolation si nécessaire aux hommes.
TÉOTIME.
L’Église grecque a grand soin d’encourager les curés au mariage; l’Église anglicane et les protestants ont la même sagesse; l’Église latine a une sagesse contraire, il faut m’y soumettre. Peut-être aujourd’hui que l’esprit philosophique a fait tant de progrès, un concile ferait des lois plus favorables à l’humanité. Mais en attendant, je dois me conformer aux lois présentes: il en coûte beaucoup, je le sais mais tant de gens qui valaient mieux que moi s’y sont soumis, que je ne dois pas murmurer.
ARISTON.
Vous êtes savant, et vous avez une éloquence sage; comment comptez-vous prêcher devant des gens de campagne?
TÉOTIME.
Comme je prêcherais devant les rois. Je parlerai toujours de morale. et jamais de controverse; Dieu me préserve d’approfondir la grâce concomitante, la grâce efficace, à laquelle on résiste, la suffisante qui ne suffit pas d’examiner si les anges qui mangèrent avec Abraham et avec Loth avaient un corps, ou s’ils firent semblant de manger; si le diable Asmodée était effectivement amoureux de la femme du jeune Tobie; quelle est la montagne sur laquelle Jésus-Christ fut emporté par un autre diable; et si Jésus-Christ envoya deux mille diables, ou deux diables seulement, dans le corps de deux mille cochons, etc., etc.! Il y a bien des choses que mon auditoire n’entendrait pas, ni moi non plus. Je tâcherai de faire des gens de bien, et de l’être; mais je ne ferai point de théologiens, et je le serai le moins que je pourrai.
ARISTON.
Oh! le bon curé! Je veux acheter une maison de campagne dans votre paroisse. Dites-moi, je vous prie, comment vous en userez dans la confession.
TÉOTIME.
La confession est une chose excellente, un frein aux crimes, inventé dans l’antiquité la plus reculée; on se confessait dans la célébration de tous les anciens mystères nous avons imité et sanctifié cette sage pratique: elle est très bonne pour engager les coeurs ulcérés de haine à pardonner, et pour faire rendre par les petits voleurs ce qu’ils peuvent avoir dérobé à leur prochain. Elle a quelques inconvénients. Il y a beaucoup de confesseurs indiscrets, surtout parmi les moines, qui apprennent quelquefois plus de sottises aux filles que tous les garçons d’un village ne pourraient leur en faire. Point de détails dans la confession; ce n’est point un interrogatoire juridique, c’est l’aveu de ses fautes qu’un pécheur fait à l’Être suprême entre les mains d’un autre pécheur qui va s’accuser à son tour. Cet aveu salutaire n’est point fait pour contenter la curiosité d’un homme.
ARISTON.
Et des excommunications, en userez-vous?
TÉOTIME.
il y a des rituels où l’on excommunie les sauterelles, les sorciers, et les comédiens. Je n’interdirai point l’entrée de l’église aux sauterelles, attendu qu’elles n’y vont jamais. Je n’excommunierai point les sorciers, parce qu’il n’y a point de sorciers et à l’égard des comédiens, comme ils sont pensionnés par le roi, et autorisés par le magistrat, je me garderai bien de les diffamer. Je vous avouerai même, comme à mon ami, que j’ai du goût pour la comédie quand elle ne choque point les moeurs. J’aime passionnément le Misanthrope, et toutes les tragédies où il y a des moeurs. Le seigneur de mon village fait jouer dans son château quelques-unes de ces pièces, par de jeunes personnes qui ont du talent: ces représentations inspirent la vertu par l’attrait du plaisir; elles forment le goût, elles apprennent à bien parler et à bien prononcer. Je ne vois rien là que de très innocent, et même de très utile; je compte bien assister quelquefois à ces spectacles pour mon instruction, mais dans une loge grillée, pour ne point scandaliser les faibles.
ARISTON.
Plus vous me découvrez vos sentiments, et plus j’ai envie de devenir votre paroissien. Il y a un point bien important qui m’embarrasse. Comment ferez-vous pour empêcher les paysans de s’enivrer les jours de fêtes? c’est là leur grande manière de les célébrer. Vous voyez les uns accablés d’un poison liquide, la tête penchée vers les genoux, les mains pendantes, ne voyant point, n’entendant rien, réduits à un état fort au-dessous de celui des brutes, reconduits chez eux en chancelant par leurs femmes éplorées, incapables de travail le lendemain, souvent malades et abrutis pour le reste de leur vie. Vous en voyez d’autres devenus furieux par le vin, exciter des querelles sanglantes, frapper et être frappés, et quelquefois finir par le meurtre ces scènes affreuses qui sont la honte de l’espèce humaine. Il le faut avouer, l’État perd plus de sujets par les fêtes que par les batailles; comment pourrez-vous diminuer dans votre paroisse un abus si exécrable?
TÉOTIME.
Mon parti est pris; je leur permettrai, je les presserai même de cultiver leurs champs les jours de fêtes après le service divin, que je ferai de très bonne heure. C’est l’oisiveté de la férie qui les conduit au cabaret. Les jours ouvrables ne sont point les jours de la débauche et du meurtre. Le travail modéré contribue à la santé du corps et à celle de l’âme de plus ce travail est nécessaire à l’État. Supposons cinq millions d’hommes qui font par jour pour dix sous d’ouvrage l’un portant l’autre, et ce compte est bien modéré; vous rendez ces cinq millions d’hommes inutiles trente jours de l’année, c’est donc trente fois cinq millions de pièces de dix sous que l’État perd en main-d’oeuvre. Or, certainement Dieu n’a jamais ordonné ni cette perte ni l’ivrognerie(35).
ARISTON.
Ainsi vous concilierez la prière et le travail: Dieu ordonne l’un et l’autre. Vous servirez Dieu et le prochain. Mais dans les disputes ecclésiastiques, quel parti prendrez-vous?
TÉOTIME.
Aucun. On ne dispute jamais sur la vertu, parce qu’elle vient de Dieu: on se querelle sur des opinions qui viennent des hommes.

Oh! le bon curé! le bon curé!

Le catéchisme du Japonais – Der Katechismus des Japaners (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Catéchisme du Japonais – Katechismus des Japaners aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.


Est-il vrai qu’autrefois les Japonais ne savaient pas faire la cuisine, qu’ils avaient soumis leur royaume au grand-lama, que ce grand-lama décidait souverainement de leur boire et de leur manger, qu’il envoyait chez vous de temps en temps un petit lama, lequel venait recueillir les tributs; et qu’il vous donnait en échange un signe de protection fait avec les deux premiers doigts et le pouce?
LE JAPONAIS.
Hélas! rien n’est plus vrai. Figurez-vous même que toutes les places de canusi(2), qui sont les grands cuisiniers de notre île, étaient données par le lama, et n’étaient pas données pour l’amour de Dieu. De plus, chaque maison de nos séculiers payait une once d’argent par an à ce grand cuisinier du Thibet. Il ne nous accordait pour tout dédommagement que des petits plats d’assez mauvais goût qu’on appelle des restes(3). Et quand il lui prenait quelque fantaisie nouvelle, comme de faire la guerre aux peuples du Tangut, il levait chez nous de nouveaux subsides. Notre nation se plaignit souvent, mais sans aucun fruit; et même chaque plainte finissait par payer un peu davantage. Enfin l’amour, qui fait tout pour le mieux, nous délivra de cette servitude. Un de nos empereurs(4) se brouilla avec le grand-lama pour une femme; mais il faut avouer que ceux qui nous servirent le plus dans cette affaire furent nos canusi, autrement pauxcospie(5); c’est à eux que nous avons l’obligation d’avoir secoué le joug; et voici comment.
Le grand-lama avait une plaisante manie, il croyait avoir toujours raison; notre daïri et nos canusi voulurent avoir du moins raison quelquefois. le grand-lama trouva cette prétention absurde; nos canusi n’en démordirent point, et ils rompirent pour jamais avec lui.
L’INDIEN.
Eh bien! depuis ce temps-là vous avez été sans doute heureux et tranquilles?
LE JAPONAIS.
Point du tout; nous nous sommes persécutés, déchirés, dévorés, pendant près de deux siècles. Nos canusi voulaient en vain avoir raison; il n’y a que cent ans qu’ils sont raisonnables. Aussi depuis ce temps-là pouvons-nous hardiment nous regarder comme une des nations les plus heureuses de la terre.
L’INDIEN.
Comment pouvez-vous jouir d’un tel bonheur, s’il est vrai, ce qu’on m’a dit, que vous ayez douze factions de cuisine dans votre empire? Vous devez avoir douze guerres civiles par an.
LE JAPONAIS.
Pourquoi? S’il y a douze traiteurs dont chacun ait une recette différente, faudra-t-il pour cela se couper la gorge au lieu de dîner? Au contraire, chacun fera bonne chère à sa façon chez le cuisinier qui lui agréera davantage.
L’INDIEN.
Il est vrai qu’on ne doit point disputer des goûts; mais on en dispute, et la querelle s’échauffe.
LE JAPONAIS.
Après qu’on a disputé bien longtemps, et qu’on a vu que toutes ces querelles n’apprenaient aux hommes qu’à se nuire, on prend enfin le parti de se tolérer mutuellement, et c’est sans contredit ce qu’il y a de mieux à faire.
L’INDIEN.
Et qui sont, s’il vous plaît, ces traiteur. qui partagent votre nation dans l’art de boire et de manger?
LE JAPONAIS.
Il y a premièrement les Breuxeh(6), qui ne vous donneront jamais de boudin ni de lard; ils sont attachés à l’ancienne cuisine; ils aimeraient mieux mourir que de piquer un poulet: d’ailleurs, grands calculateurs; et s’il y a une once d’argent à partager entre eux et les onze autres cuisiniers, ils en prennent d’abord la moitié pour eux, et le reste est pour ceux qui savent le mieux compter.
L’INDIEN.
Je crois que vous ne soupez guère avec ces gens-là.
LE JAPONAIS.
Non. Il y a ensuite les pispates qui, certains jours de chaque semaine, et même pendant un temps considérable de l’année, aimeraient cent fois mieux manger pour cent écus de turbots, de truites, de soles, de saumons, d’esturgeons(7), que de se nourrir d’une blanquette de veau qui ne reviendrait pas à quatre sous.
Pour nous autres canusi, nous aimons fort le boeuf et une certaine pâtisserie qu’on appelle en japonais du pudding. Au reste tout le monde convient que nos cuisiniers sont infiniment plus savants que ceux des pispates. Personne n’a plus approfondi que nous le garum des Romains, n’a mieux connu les oignons de l’ancienne Égypte, la pâte de sauterelles des premiers Arabes, la chair de cheval du Tartare; et il y a toujours quelque chose à apprendre dans les livres du canusi qu’on appelle communément pauxcospie.
Je ne vous parlerai point de ceux qui ne mangent qu’à la Terluh, ni de ceux qui tiennent pour le régime de Vincal, ni des batistapanes, ni des autres; mais les quekars méritent une attention particulière. Ce sont les seuls convives que je n’aie jamais vus s’enivrer et jurer. Ils sont très difficiles à tromper; mais ils ne vous tromperont jamais. Il semble que la loi d’aimer son prochain comme soi-même n’ait été faite que pour ces gens-là: car, en vérité, comment un bon Japonais peut-il se vanter d’aimer son prochain comme lui-même quand il va pour quelque argent lui tirer une balle de plomb dans la cervelle, ou l’égorger avec un criss large de quatre doigts, le tout en front de bandière? Il s’expose lui-même à être égorgé et à recevoir des balles de plomb: ainsi on peut dire avec bien plus de vérité qu’il hait son prochain comme lui-même. Les quekars n’ont jamais eu cette frénésie; ils disent que les pauvres humains sont des cruches d’argile faites pour durer très peu, et que ce n’est pas la peine qu’elles aillent de gaieté de coeur se briser les unes contre les autres.
Je vous avoue que, si je n’étais pas canusi, je ne haïrais pas d’être quekar. Vous m’avouerez qu’il n’y a pas moyen de se quereller avec des cuisiniers si pacifiques. Il y en a d’autres, en très grand nombre, qu’on appelle diestes; ceux-là donnent à dîner à tout le monde indifféremment, et vous êtes libre chez eux de manger tout ce qui vous plaît, lardé, bardé, sans lard, sans barde, aux oeufs, à l’huile, perdrix, saumon, vin gris, vin rouge; tout cela leur est indifférent pourvu que vous fassiez quelque prière à Dieu avant ou après le dîner, et même simplement avant le déjeuner, et que vous soyez honnêtes gens, ils riront avec vous aux dépens du grand-lama à qui cela ne fera nul mal, et aux dépens de Terluh, de Vincal, et de Mennon, etc. Il est bon seulement que nos diestes avouent que nos canusi sont très savants en cuisine, et que surtout ils ne parlent jamais de retrancher nos rentes; alors nous vivrons très paisiblement ensemble.
L’INDIEN.
Mais enfin il faut qu’il y ait une cuisine dominante, la cuisine du roi.
LE JAPONAIS.
Je l’avoue; mais quand le roi du Japon a fait bonne chère, il doit être de bonne humeur, et il ne doit pas empêcher ses bons sujets de digérer.
L’INDIEN.
Mais si des entêtés veulent manger au nez du roi des saucisses pour lesquelles le roi aura de l’aversion; s’ils s’assemblent quatre ou cinq mille armés de grils pour faire cuire leurs saucisses; s’ils insultent ceux qui n’en mangent point?
LE JAPONAIS.
Alors il faut les punir comme des ivrognes qui troublent le repos des citoyens. Nous avons pourvu à ce danger. Il n’y a que ceux qui mangent à la royale qui soient susceptibles des dignités de l’État: tous les autres peuvent dîner à leur fantaisie, mais ils sont exclus des charges. Les attroupements sont souverainement défendus, et punis sur-le-champ sans rémission; toutes les querelles à table sont réprimées soigneusement, selon le précepte de notre grand cuisinier japonais qui a écrit dans la langue sacrée, Suti raho Cus flac(8):
Natis in usum lætitiæ scyphis Pugnare Thracum est … (Horace, liv. i, ode xxvii. )
ce qui veut dire: Le dîner est fait pour une joie recueillie et honnête, et il ne faut pas se jeter les verres à la tête.
Avec ces maximes nous vivons heureusement chez nous; notre liberté est affermie sous nos taicosema; nos richesses augmentent, nous avons deux cents jonques de ligne, et nous sommes la terreur de nos voisins.
L’INDIEN.
Pourquoi donc le bon versificateur Recina, fils de ce poète indien Recina(9) si tendre, si exact, si harmonieux, si éloquent, a-t-il dit dans un ouvrage didactique en rimes, intitulé la Grâce et non les Grâces: (10)Le Japon, où jadis brilla tant de lumière, N’est plus qu’un triste amas de folles visions?
LE JAPONAIS.
Le Recina dont vous me parlez est lui-même un grand visionnaire. Ce pauvre Indien ignore-t-il que nous lui avons enseigné ce que c’est que la lumière; que si on connaît aujourd’hui dans l’Inde la véritable route des planètes, c’est à nous qu’on en est redevable; que nous seuls avons enseigné aux hommes les lois primitives de la nature et le calcul de l’infini; que s’il faut descendre à des choses qui sont d’un usage plus commun, les gens de son pays n’ont appris que de nous à faire des jonques dans les proportions mathématiques; qu’ils nous doivent jusqu’aux chausses appelées les bas au métier, dont ils couvrent leurs jambes? Serait-il possible qu’ayant inventé tant de choses admirables ou utiles, nous ne fussions que des fous, et qu’un homme qui a mis en vers les rêveries des autres fût le seul sage? Qu’il nous laisse faire notre cuisine, et qu’il fasse, s’il veut, des vers sur des sujets plus poétiques.
L’INDIEN.
Que voulez-vous! il a les préjugés de son pays, ceux de son parti, et les siens propres.
LE JAPONAIS.
Oh! voilà trop de préjugés.

Catéchisme chinois – Chinesischer Katechismus (Originaltext)

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Catéchisme chinois
ou entretiens de Cu-Su, disciple de Confutzée, avec le prince Kou, fils du roi de Lou, tributaire de l’Empereur Chinois Gnen-van, 417 ans avant nôtre êre vulgaire.
Traduit en Latin par le Père Fouquet, ci-devant ex jésuite. Le manuscrit est dans la bibliothèque du Vatican, numéro 42759.

KOU.
Que dois-je entendre quand on me dit d’adorer le ciel (Chang-ti)?

CU-SU.
Ce n’est pas le ciel matériel que nous voyons; car ce ciel n’est autre chose que l’air, et cet air est composé de toutes les exhalaisons de la terre: ce serait une folie bien absurde d’adorer des vapeurs.

KOU.
Je n’en serais pourtant pas surpris. Il me semble que les hommes ont fait des folies encore plus grandes.

CU-SU.
Il est vrai; mais vous êtes destiné à gouverner; vous devez être sage.

KOU.
Il y a tant de peuples qui adorent le ciel et les planètes?

CU-SU.
Les planètes ne sont que des terres comme la nôtre. La lune, par exemple, ferait aussi bien d’adorer notre sable et notre boue, que nous de nous mettre à genoux devant le sable et la boue de la lune.

KOU.
Que prétend-on quand on dit: le ciel et la terre, monter au ciel, être digne du ciel?

CU-SU.
On dit une énorme sottise, [note de Voltaire: Voyez l’article du Ciel] il n’y a point de ciel; chaque planète est entourée de son atmosphère, comme d’une coque, et roule dans l’espace autour de son soleil. Chaque soleil est le centre de plusieurs planètes qui voyagent continuellement autour de lui: il n’y a ni haut, ni bas, ni montée, ni descente. Vous sentez que si les habitants de la lune disaient qu’on monte à la terre, qu’il faut se rendre digne de la terre, ils diraient une extravagance. Nous prononçons de même un mot qui n’a pas de sens, quand nous disons qu’il faut se rendre digne du ciel; c’est comme si nous disions: Il faut se rendre digne de l’air, digne de la constellation du dragon, digne de l’espace.

KOU.
Je crois vous comprendre; il ne faut adorer que le Dieu qui a fait le ciel et la terre.

CU-SU.
Sans doute; il faut n’adorer que Dieu. Mais quand nous disons qu’il a fait le ciel et la terre, nous disons pieusement une grande pauvreté. Car, si nous entendons par le ciel l’espace prodigieux dans lequel Dieu alluma tant de soleils, et fit tourner tant de mondes, il est beaucoup plus ridicule de dire le ciel et la terre que de dire les montagnes et un grain de sable. Notre globe est infiniment moins qu’un grain de sable en comparaison de ces millions de milliards d’univers devant lesquels nous disparaissons. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de joindre ici notre faible voix à celle des êtres innombrables qui rendent hommage à Dieu dans l’abîme de l’étendue.

KOU.
On nous a donc bien trompés quand on nous a dit que Fo était descendu chez nous du quatrième ciel, et avait paru en éléphant blanc.

CU-SU.
Ce sont des contes que les bonzes font aux enfants et aux vieilles: nous ne devons adorer que l’auteur éternel de tous les êtres.

KOU.
Mais comment un être a-t-il pu faire les autres?

CU-SU.
Regardez cette étoile; elle est à quinze cent mille millions de lis de notre petit globe; il en part des rayons qui vont faire sur vos yeux deux angles égaux au sommet; ils font les mêmes angles sur les yeux de tous les animaux: ne voilà-t-il pas un dessein marqué? ne voilà-t-il pas une loi admirable? Or qui fait un ouvrage, sinon un ouvrier? qui fait des lois, sinon un législateur? Il y a donc un ouvrier, un législateur éternel.

KOU.
Mais qui a fait cet ouvrier? et comment est-il fait?

CU-SU.
Mon prince, je me promenais hier auprès du vaste palais qu’a bâti le roi votre père. J’entendis deux grillons, dont l’un disait à l’autre: « Voilà un terrible édifice. — Oui, dit l’autre tout glorieux que je suis, j’avoue que c’est quelqu’un de plus puissant que les grillons qui a fait ce prodige; mais je n’ai point d’idée de cet être-là; je vois qu’il est, mais je ne sais ce qu’il est. »

KOU.
Je vous dis que vous êtes un grillon plus instruit que moi; et ce qui me plaît en vous, c’est que vous ne prétendez pas savoir ce que vous ignorez.

SECOND ENTRETIEN.

CU-SU.
Vous convenez donc qu’il y a un être tout-puissant, existant par lui-même, suprême artisan de toute la nature?

KOU
Oui; mais sil existe par lui-même, rien ne peut donc le borner, et il est donc partout; il existe donc dans toute la matière, dans toutes les parties de moi-même?

CU-SU.
Pourquoi non?

KOU
Je serais donc moi-même une partie de la Divinité?

CU-SU.
Ce n’est peut-être pas une conséquence. Ce morceau de verre est pénétré de toutes parts de la lumière; est-il lumière cependant lui-même? ce n’est que du sable, et rien de plus. Tout est en Dieu, sans doute; ce qui anime tout doit être partout. Dieu n’est pas comme l’empereur de la Chine, qui habite son palais, et qui envoie ses ordres par des colaos. Dès là qu’il existe, il est nécessaire que sou existence remplisse tout l’espace et tous ses ouvrages; et puisqu’il est dans vous, c’est un avertissement continuel de ne rien faire dont vous puissiez rougir devant lui.

KOU
Que faut-il faire pour oser ainsi se regarder soi-même sans répugnance et sans honte devant l’Être suprême?

CU-SU.
Être juste.

KOU
Et quoi encore?

CU-SU.
Être juste.

KOU
Mais la secte de Laokium dit qu’il n’y a ni juste ni injuste, ni vice ni vertu.

CU-SU.
La secte de Laokium dit-elle qu’il n y a ni santé ni maladie?

KOU
Non, elle ne dit point une si grande erreur.

CU-SU.
L’erreur de penser qu’il n’y a ni santé de l’âme ni maladie de l’âme, ni vertu ni vice, est aussi grande et plus funeste. Ceux qui ont dit que tout est égal sont des monstres: est-il égal de nourrir son fils ou de l’écraser sur la pierre, de secourir sa mère ou de lui plonger un poignard dans le coeur?

KOU
Vous me faites frémir; je déteste la secte de Laokium; mais il y a tant de nuances du juste et de l’injuste! on est souvent bien incertain. Quel homme sait précisément ce qui est permis ou ce qui est défendu? Qui pourra poser sûrement les bornes qui séparent le bien et le mal? quelle règle me donnerez-vous pour les discerner?

CU-SU.
Celle de Confutzée, mon maître: « Vis comme en mourant tu voudrais avoir vécu; traite ton prochain comme tu veux qu’il te traite. »

KOU
Ces maximes, je l’avoue, doivent être le code du genre humain; mais que m’importera en mourant d’avoir bien vécu? qu’y gagnerai-je? Cette horloge, quand elle sera détruite, sera-t-elle heureuse d’avoir bien sonné les heures?

CU-SU.
Cette horloge ne sent point, ne pense point; elle ne peut avoir des remords, et vous en avez quand vous vous sentez coupable.

KOU
Mais si, après avoir commis plusieurs crimes, je parviens à n’avoir plus de remords?

CU-SU.
Alors il faudra vous étouffer; et soyez sûr que parmi les hommes qui n’aiment pas qu’on les opprime il s’en trouvera qui vous mettront hors d’état de faire de nouveaux crimes.

KOU
Ainsi Dieu, qui est en eux, leur permettra d’être méchants après m’avoir permis de l’être?

CU-SU.
Dieu vous a donné raison: n’en abusez, ni vous, ni eux. Non seulement vous serez malheureux dans cette vie, mais qui vous a dit que vous ne le seriez pas dans une autre?

KOU
Et qui vous a dit qu’il y a une autre vie?

CU-SU.
Dans le doute seul, vous devez vous conduire comme s’il y en avait une.

KOU
Mais si je suis sûr qu’il n’y en a point?

CU-SU.
Je vous en défie.

TROISIÈME ENTRETIEN.

KOU
Vous me poussez, Cu-su. Pour que je puisse être récompensé ou puni quand je ne serai plus, il faut qu’il subsiste dans moi quelque chose qui sente et qui pense après moi. Or comme avant ma naissance rien de moi n’avait ni sentiment ni pensée, pourquoi y en aurait-il après ma mort? que pourrait être cette partie incompréhensible de moi-même? Le bourdonnement de cette abeille restera-t-il quand l’abeille ne sera plus? La végétation de cette plante subsiste-t-elle quand la plante est déracinée? La végétation n’est-elle pas un mot dont on se sert pour signifier la manière inexplicable dont l’Être suprême a voulu que la plante tirât les sucs de la terre? L’âme est de même un mot inventé pour exprimer faiblement et obscurément les ressorts de notre vie. Tous les animaux se meuvent; et cette puissance de se mouvoir, on l’appelle force active; mais il n’y a pas un être distinct qui soit cette force. Nous avons des passions; cette mémoire, cette raison, ne sont pas, sans doute, des choses à part; ce ne sont pas des êtres existants dans nous; ce ne sont pas de petites personnes qui aient une existence particulière; ce sont des mots génériques, inventés pour fixer nos idées. L’âme, qui signifie notre mémoire, notre raison, nos passions, n’est donc elle-même qu’un mot. Qui fait le mouvement dans la nature? c’est Dieu. Qui fait végéter tontes les plantes? c’est Dieu. Qui fait le mouvement dans les animaux? c’est Dieu. Qui fait la pensée de l’homme? c’est Dieu.

Si l’âme [Note de Voltaire: Voyez l’article Ame] humaine était une petite personne renfermée dans notre corps, qui en dirigeât les mouvements et les idées, cela ne marquerait-il pas dans l’éternel artisan du monde une impuissance et un artifice indigne de lui? il n’aurait donc pas été capable de faire des automates qui eussent dans eux-mêmes le don du mouvement et de la pensée? Vous m’avez appris le grec, vous m’avez fait lire Homère; je trouve Vulcain un divin forgeron, quand il fait des trépieds d’or qui vont tout seuls au conseil des dieux; mais ce Vulcain me paraîtrait un misérable charlatan s’il avait caché dans le corps de ces trépieds quelqu’un de ses garçons qui les fit mouvoir sans qu’on s’en aperçût.

Il y a de froids rêveurs qui ont pris pour une belle imagination l’idée de faire rouler des planètes par des génies qui les poussent sans cesse; mais Dieu n’a pas été réduit â cette pitoyable ressource: en un mot, pourquoi mettre deux ressorts à un ouvrage lorsqu’un seul suffit? Vous n’oserez pas nier que Dieu ait le pouvoir d’animer l’être peu connu que nous appelons matière; pourquoi donc se servirait-il d’un autre agent pour l’animer?

Il y a bien plus ce serait cette âme que vous donnez si libéralement à notre corps? d’où viendrait-elle? quand viendrait-elle? faudrait-il que le Créateur de l’univers fût continuellement à l’affût de l’accouplement des hommes et des femmes, qu’il remarquât attentivement le moment où un germe sort du corps d’un homme et entre dans le corps d’une femme, et qu’alors il envolât vite une âme dans ce germe? et si ce germe meurt, que deviendra cette âme? elle aura donc été créée inutilement, ou elle attendra une autre occasion.

Voilà, je vous l’avoue, une étrange occupation pour le maître du monde; et non seulement il faut qu’il prenne garde continuellement à la copulation de l’espèce humaine, mais il faut qu’il en fasse autant avec tous les animaux car ils ont tous comme nous de la mémoire, des idées, des passions; et si une âme est nécessaire pour former ces sentiments, cette mémoire, ces idées, ces passions, il faut que Dieu travaille perpétuellement à forger des âmes pour les éléphants, et pour les porcs, pour les hiboux, pour les poissons et pour les bonzes?

Quelle idée me donnerez-vous de l’architecte de tant de millions de mondes, qui serait obligé de faire continuellement des chevilles invisibles pour perpétuer son ouvrage?

Voilà une très petite partie des raisons qui peuvent me faire douter de l’existence de l’âme.

CU-SU.
Vous raisonnez de bonne foi; et ce sentiment vertueux, quand même il serait erroné, serait agréable à l’Être suprême. Vous pouvez vous tromper, mais vous ne cherchez pas à vous tromper, et dès lors vous êtes excusable. Mais songez que vous ne m’avez proposé que des doutes, et que ces doutes sont tristes. Admettez des vraisemblances plus consolantes: il est dur d’être anéanti; espérez de vivre. Vous savez qu’une pensée n’est point matière, vous savez qu’elle n’a nul rapport avec la matière; pourquoi donc vous serait-il si difficile de croire que Dieu a mis dans vous un principe divin qui, ne pouvant être dissous, ne peut être sujet à la mort? Oseriez-vous dire qu’il est impossible que vous ayez une âme? non, sans doute: et si cela est possible, n’est-il pas très vraisemblable que vous en avez une? pourriez-vous rejeter un système si beau et si nécessaire au genre humain? et quelques difficultés vous rebuteront-elles?

KOU
Je voudrais embrasser ce système, mais je voudrais qu’il me fût prouvé. Je ne suis pas Je maître de croire quand je n’ai pas d’évidence. Je suis toujours frappé de cette grande idée que Dieu a tout fait, qu’il est partout, qu’il pénètre tout, qu’il donne le mouvement et la vie à tout; et s’il est dans toutes les parties de mon être, comme il est dans toutes les parties de la nature, je ne vois pas quel besoin j’ai d’une âme. Qu’ai-je à faire de ce petit être subalterne, quand je suis animé par Dieu même? à quoi me servirait cette âme? Ce n’est pas nous qui nous donnons nos idées, car nous les avons presque toujours malgré nous; nous en avons quand nous sommes endormis; tout se fait en nous sans que nous nous on mêlions. L’âme aurait beau dire au sang et aux esprits animaux: Courez, je vous prie, de cette façon pour me faire plaisir; ils circuleront toujours de la manière que Dieu leur a prescrite. J’aime mieux être la machine d’un Dieu qui m’est démontré que d’être la machine d’une âme dont je doute.

CU-SU.
Eh bien! si Dieu même vous anime, ne souillez jamais par des crimes ce Dieu qui est en vous; et s’il vous a donné une âme, que cette âme ne l’offense jamais. Dans l’un et dans l’autre système vous avez une volonté; vous êtes libre; c’est-à-dire vous avez le pouvoir de faire ce que vous voulez: servez-vous de ce pouvoir pour servir ce Dieu qui vous l’a donné. Il est bon que vous soyez philosophe, mais il est nécessaire que vous soyez juste. Vous le serez encore plus quand vous croirez avoir une âme immortelle.

Daignez me répondre n’est-il pas vrai que Dieu est la souveraine justice?

KOU
Sans doute; et s’il était possible qu’il cessât de l’être (ce qui est un blasphème), je voudrais, moi, agir avec équité.

CU-SU.
N’est-il pas vrai que votre devoir sera de récompenser les actions vertueuses, et de punir les criminelles quand vous serez sur le trône? Voudriez-vous que Dieu ne fît pas ce que vous-même vous êtes tenu de faire? Vous savez qu’il est et qu’il sera toujours dans cette vie des vertus malheureuses et des crimes impunis; il est donc nécessaire que le bien et le mal trouvent leur jugement dans une autre vie. C’est cette idée si simple, si naturelle, si générale, qui a établi chez tant de nations la croyance de l’immortalité de nos âmes, et de la justice divine qui les juge quand elles ont abandonné leur dépouille mortelle. Y a-t-il un système plus raisonnable, plus convenable à la Divinité, et plus utile au genre humain?

KOU
Pourquoi donc plusieurs nations n’ont-elles point embrassé ce système? Vous savez que nous avons dans notre province environ deux cents familles d’anciens Sinous(23), qui ont autrefois habité une partie de l’Arabie Pétrée; ni elles ni leurs ancêtres n’ont jamais cru l’âme immortelle; ils ont leurs cinq Livres(24), comme nous avons nos cinq Kings; j’en ai lu la traduction: leurs lois, nécessairement semblables à celles de tous les autres peuples, leur ordonnent de respecter leurs pères, de ne point voler, de ne point mentir, de n’être ni adultères ni homicides; mais ces mêmes lois ne leur parlent ni de récompenses ni de châtiments dans une autre vie.

CU-SU.
Si cette idée n’est pas encore développée chez ce pauvre peuple, elle le sera sans doute un jour. Mais que nous importe une malheureuse petite nation, tandis que les babyloniens, les Égyptiens, les Indiens, et toutes les nations policées ont reçu ce dogme salutaire? si vous étiez malade, rejetteriez-vous un remède approuvé par tous les Chinois, sous prétexte que quelques barbares des montagnes n’auraient pas voulu s’en servir? Dieu vous a donné la raison, elle vous dit que l’âme doit être immortelle: c’est donc Dieu qui vous le dit lui-même.

KOU
Mais comment pourrai-je être récompensé ou puni, quand je ne serai plus moi-même, quand je n’aurai plus rien de ce qui aura constitué ma personne? Ce n’est que par ma mémoire que je suis toujours moi: je perds ma mémoire dans ma dernière maladie; il faudra donc après ma mort un miracle pour me la rendre, pour me faire rentrer dans mon existence que j’aurai perdue?

CU-SU.
C’est-à-dire que si un prince avait égorgé sa famille pour régner, s’il avait tyrannisé ses sujets, il en serait quitte pour dire à Dieu: Ce n’est pas moi, j’ai perdu la mémoire, vous vous méprenez, je ne suis plus la même personne. Pensez-vous que Dieu fût bien content de ce sophisme?

KOU
Eh bien, soit, je me rends(25); je voulais faire le bien pour moi-même, je le ferai aussi pour plaire à l’Être suprême; je pensais qu’il suffisait que mon âme fût juste dans cette vie, j’espérerai qu’elle sera heureuse dans une autre. Je vois que cette opinion est bonne pour les peuples et pour les princes, mais le culte de Dieu m’embarrasse.

QUATRIÈME ENTRETIEN.


CU-SU.
Que trouvez-vous de choquant dans notre Chu-king, ce premier livre canonique, si respecté de tous les empereurs chinois? Vous labourez un champ de vos mains royales pour donner l’exemple au peuple, et vous en offrez les prémices au Chang-ti, au Tien, à l’Être suprême; vous lui sacrifiez quatre fois l’année; vous êtes roi et pontifie; vous promettez à Dieu de faire tout le bien qui sera en votre pouvoir: y a-t-il là quelque chose qui répugne?

KOU
Je suis bien loin d’y trouver à redire; je sais que Dieu n’a nul besoin de nos sacrifices ni de nos prières; mais nous avons besoin de lui en faire; son culte n’est pas établi pour lui, mais pour nous. J’aime fort à faire des prières, je veux surtout qu’elles ne soient point ridicules: car, quand j’aurai bien crié que « la montagne de Chang-ti est une montagne grasse(26), et qu’il ne faut point regarder les montagnes grasses »; quand j’aurai fait enfuir le soleil et sécher la lune, ce galimatias sera-t-il agréable à l’Être suprême, utile à mes sujets et à moi-même?

Je ne puis surtout souffrir la démence des sectes qui nous environnent: d’un côté je vois Laotzée, que sa mère conçut par l’union du ciel et de la terre, et dont elle fut grosse quatre-vingts ans. Je n’ai pas plus de foi à sa doctrine de l’anéantissement et du dépouillement universel qu’aux cheveux blancs avec lesquels il naquit, et à la vache noire sur laquelle il monta pour aller prêcher sa doctrine.

Le dieu Fo ne m’en impose pas davantage, quoiqu’il ait eu pour père un éléphant blanc, et qu’il promette une vie immortelle.

Ce qui me déplaît surtout, c’est que de telles rêveries soient continuellement prêchées par les bonzes qui séduisent le peuple pour le gouverner; ils se rendent respectables par des mortifications qui effrayent la nature. Les uns se privent toute leur vie des aliments les plus salutaires, comme si on ne pouvait plaire à Dieu que par un mauvais régime; les autres se mettent au cou un carcan, dont quelquefois ils se rendent très dignes; ils s’enfoncent des clous dans les cuisses, comme si leurs cuisses étaient des planches; le peuple les suit en foule. Si un roi donne quelque édit qui leur déplaise, ils vous disent froidement que cet édit ne se trouve pas dans le commentaire du dieu Fo, et qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Comment remédier à une maladie populaire si extravagante et si dangereuse? Vous savez que la tolérance est le principe du gouvernement de la Chine, et de tous ceux de l’Asie; mais cette indulgence n’est-elle pas bien funeste, quand elle expose un empire à être bouleversé pour des opinions fanatiques?

CU-SU.
Que le Chang-ti me préserve de vouloir éteindre en vous cet esprit de tolérance, cette vertu si respectable, qui est aux âmes ce que la permission de manger est au corps! La loi naturelle permet à chacun de croire ce qu’il veut, comme de se nourrir de ce qu’il veut. Un médecin n’a pas le droit de tuer ses malades parce qu’ils n’auront pas observé la diète qu’il leur a prescrite. Un prince n’a pas le droit de faire pendre ceux de ses sujets qui n’auront pas pensé comme lui; mais il a le droit d’empêcher les troubles, et, s’il est sage, il lui sera très aisé de déraciner les superstitions. Vous savez ce qui arriva à Daon, sixième roi de Chaldée, il y a quelque quatre mille ans?

KOU
Non, je n’en sais rien; vous me feriez plaisir de me l’apprendre.

CU-SU.
Les prêtres chaldéens s’étaient avisés d’adorer les brochets de l’Euphrate; ils prétendaient qu’un fameux brochet nommé Oannès(27) leur avait autrefois appris la théologie, que ce brochet était immortel, qu’il avait trois pieds de long et un petit croissant sur la queue. C’était par respect pour cet Oannès qu’il était défendu de manger du brochet. Il s’éleva une grande dispute entre les théologiens pour savoir si le brochet Oannès était laité ou oeuvé. Les deux parties s’excommunièrent réciproquement, et on en vint plusieurs fois aux mains. Voici comme le roi Daon s’y prit pour faire cesser ce désordre.

il commanda un jeûne rigoureux de trois jours aux deux partis, après quoi il fit venir les partisans du brochet aux oeufs, qui assistèrent à son dîner: il se fit apporter un brochet de trois pieds, auquel on avait mis un petit croissant sur la queue. « Est-ce là votre dieu? dit-il aux docteurs. — Oui, sire, lui répondirent-ils, car il a un croissant sur la queue. » Le roi commanda qu’on ouvrît le brochet, qui avait la plus belle laite du monde. « Vous voyez bien, dit-il, que ce n’est pas là votre dieu, puisqu’il est laité. » Et le brochet fut mangé par le roi et ses satrapes, au grand contentement des théologiens des oeufs, qui voyaient qu’on avait frit le dieu de leurs adversaires.

Ou envoya chercher aussitôt les docteurs du parti contraire: on leur montra un dieu de trois pieds qui avait des oeufs et un croissant sur la queue; ils assurèrent que c’était là le dieu Oannès, et qu’il était laité: il fut frit comme l’autre, et reconnu oeuvé. Alors les deux partis étant également sots, et n’ayant pas déjeuné, le bon roi Daon leur dit qu’il n’avait que des brochets à leur donner pour leur dîner; ils en mangèrent goulûment, soit oeuvés, soit laités. La guerre civile finit, chacun bénit le bon roi Daon, et les citoyens, depuis ce temps, firent servir à leur dîner tant de brochets qu’ils voulurent.

KOU
J’aime fort le roi Daon, et je promets bien de l’imiter à la première occasion qui s’offrira. J’empêcherai toujours, autant que je le pourrai (sans faire violence à personne), qu’on adore des Fo et des brochets.

Je sais que dans le Pégu et dans le Tunquin il y a de petits dieux et de petits talapoins qui font descendre la lune dans le décours, et qui prédisent clairement l’avenir, c’est-à-dire qui voient clairement ce qui n’est pas, car l’avenir n’est point. J’empêcherai, autant que je le pourrai, que les talapoins ne viennent chez moi prendre le futur pour le présent, et faire descendre la lune.

Quelle pitié qu’il y ait des sectes qui aillent de ville en ville débiter leurs rêveries, comme des charlatans qui vendent leurs drogues? quelle honte pour l’esprit humain que de petites nations pensent que la vérité n’est que pour elles, et que le vaste empire de la Chine est livré à l’erreur! L’Être éternel ne serait-il que le Dieu de l’île Formose ou de l’île Bornéo? abandonnerait-il le reste de l’univers? Mon cher Cu-su, il est le père de tous les hommes; il permet à tous de manger du brochet; le plus digne hommage qu’on puisse lui rendre est d’être vertueux: un coeur pur est le plus beau de tous ses temples, comme disait le grand empereur Hiao.

CINQUIÈME ENTRETIEN.

CU-SU.
Puisque vous aimez la vertu, comment la pratiquerez-vous quand vous serez roi?

KOU
En n’étant injuste ni envers mes voisins, ni envers mes peuples.

CU-SU.
Ce n’est pas assez de ne point faire de mal, vous ferez du bien; vous nourrirez les pauvres en les occupant à des travaux utiles, et non pas en dotant la fainéantise; vous embellirez les grands chemins; vous creuserez des canaux; vous élèverez des édifices publics; vous encouragerez tous les arts, vous récompenserez le mérite en tout genre; vous pardonnerez les fautes involontaires.

KOU
C’est ce que j’appelle n’être point injuste; ce sont là autant de devoirs.

CU-SU.
Vous pensez en véritable roi: mais il y a le roi et l’homme, la vie publique et la vie privée. Vous allez bientôt vous marier: combien comptez-vous avoir de femmes?

KOU
Mais je crois qu’une douzaine me suffira; un plus grand nombre pourrait me dérober un temps destiné aux affaires. Je n’aime point ces rois qui ont des sept cents femmes(28), et des trois cents concubines, et des milliers d’eunuques pour les servir. Cette manie des eunuques me paraît surtout un trop grand outrage à la nature humaine. Je pardonne tout au plus qu’on chaponne des coqs, ils en sont meilleurs à manger; mais on n’a point encore fait mettre d’eunuques à la broche. A quoi sert leur mutilation? Le dalaï-lama en a cinquante pour chanter dans sa pagode. Je voudrais bien savoir sile Chang-ti se plaît beaucoup à entendre les voix claires de ces cinquante hongres.

Je trouve encore très ridicule qu’il y ait des bonzes qui ne se marient point; ils se vantent d’être plus sages que les autres Chinois: eh bien! qu’ils fassent donc des enfants sages. Voilà une plaisante manière d’honorer le Chang-ti que de le priver d’adorateurs! Voilà une singulière façon de servir le genre humain, que de donner l’exemple d’anéantir le genre humain. Le bon petit lama(29) nommé Stelca ed isant Errepi voulait dire que « tout prêtre devait faire le plus d’enfants qu’il pourrait »; il prêchait d’exemple, et a été fort utile en son temps. Pour moi, je marierai tous les lamas et bonzes, lamesses et bonzesses qui auront de la vocation pour ce saint oeuvre: ils en seront certainement meilleurs citoyens, et je croirai faire en cela un grand bien au royaume de Low.

CU-SU.
Oh! le bon prince que nous aurons là! Vous me faites pleurer de joie. Vous ne vous contenterez pas d’avoir des femmes et des sujets: car enfin on ne peut pas passer sa journée à faire des édits et des enfants: vous aurez sans doute des amis?

KOU
J’en ai déjà, et de bons, qui m’avertissent de mes défauts; je me donne la liberté de reprendre les leurs; ils me consolent, je les console: l’amitié est le baume de la vie, il vaut mieux que celui du chimiste Éreville(30), et même que les sachets du grand Lanourt(31). Je suis étonné qu’on n’ait pas fait de l’amitié un précepte de religion: j’ai envie de l’insérer dans notre rituel.

CU-SU.
Gardez-vous-en bien, l’amitié est assez sacrée d’elle-même: ne la commandez jamais; il faut que le coeur soit libre et puis, si vous faisiez de l’amitié un précepte, un mystère, un rite, une cérémonie, il y aurait mille bonzes qui, en prêchant et en écrivant leurs rêveries, rendraient l’amitié ridicule; il ne faut pas l’exposer à cette profanation.

Mais comment en userez-vous avec vos ennemis? Confutzèe recommande en vingt endroits de les aimer: cela ne vous paraît-il pas un peu difficile?

KOU
Aimer ses ennemis! oh, mon Dieu! rien n’est si commun.

CU-SU.
Comment l’entendez-vous?

KOU
Mais comme il faut, je crois, l’entendre. J’ai fait l’apprentissage de la guerre sous le prince de Décon contre le prince de Vis-Brunck(32): dès qu’un de nos ennemis était blessé et tombait entre nos mains, nous avions soin de lui comme s’il eût été notre frère; nous avons souvent donné notre propre lit à nos ennemis blessés et prisonniers, et nous avons couché auprès d’eux sur des peaux de tigres étendues à terre; nous les avons servis nous-mêmes: que voulez-vous de plus? que nous les aimions comme on aime sa maîtresse?

CU-SU.
Je suis très édifié de tout ce que vous me dites, et je voudrais que toutes les nations vous entendissent: car on m’assure qu’il y a des peuples assez impertinents pour oser dire que nous ne connaissons pas la vraie vertu, que nos bonnes actions ne sont que des pêchés splendides(33), que nous avons besoin des leçons de leurs talapoins pour nous faire de bons principes. Hélas les malheureux! ce n’est que d’hier qu’ils savent lire et écrire, et ils prétendent enseigner leurs maîtres

SIXIÈME ENTRETIEN.

CU-SU.
Je ne vous répéterai pas tous les lieux communs qu’on débite parmi nous depuis cinq ou six mille ans sur toutes les vertus. Il y en a qui ne sont que pour nous-mêmes, comme la prudence pour conduire nos âmes, la tempérance pour gouverner nos corps: ce sont des préceptes de politique et de santé. Les véritables vertus sont celles qui sont utiles à la société, comme la fidélité, la magnanimité, la bienfaisance, la tolérance, etc. Grâce au ciel, il n’y a point de vieille qui n’enseigne parmi nous toutes ces vertus à ses petits-enfants: c’est le rudiment de notre jeunesse, au village comme à la ville; mais il y a une grande vertu qui commence à être de peu d’usage, et j’en suis fâché.

KOU
Quelle est-elle? nommez-la vite; je tâcherai de la ranimer.

CU-SU.
C’est l’hospitalité; cette vertu si sociale, ce lien sacré des hommes commence à se relâcher depuis que nous avons des cabarets. Cette pernicieuse institution nous est venue, à ce qu’on dit, de certains sauvages d’Occident. Ces misérables apparemment n’ont point de maison pour accueillir les voyageurs. Quel plaisir de recevoir dans la grande ville de Low, dans la belle place de Honchan, dans la maison Ki, un généreux étranger qui arrive de Samarcande, pour qui je deviens dès ce moment un homme sacré, et qui est obligé par toutes les lois divines et humaines de me recevoir chez lui quand je voyagerai en Tartarie, et d’être mon ami intime!

Les sauvages dont je vous parle ne reçoivent les étrangers que pour de l’argent dans des cabanes dégoûtantes; ils vendent cher cet accueil infâme; et avec cela, j’entends dire que ces pauvres gens se croient au-dessus de nous, qu’ils se vantent d’avoir une morale plus pure. Ils prétendent que leurs prédicateurs prêchent mieux que Confutzée; qu’enfin c’est à eux de nous enseigner la justice, parce qu’ils vendent de mauvais vin sur les grands chemins, que leurs femmes vont comme des folles dans les rues, et qu’elles dansent pendant que les nôtres cultivent des vers à soie.

KOU
Je trouve l’hospitalité fort bonne je l’exerce avec plaisir, mais je crains l’abus. Il y a des gens vers le Grand-Thibet qui sont fort mat logés, qui aiment à courir, et qui voyageraient pour rien d’un bout du monde à l’autre; et quand vous irez au Grand-Thibet jouir chez eux du droit de l’hospitalité, vous ne trouverez ni lit ni pot-au-feu; cela peut dégoûter de la politesse.

CU-SU.
L’inconvénient est petit; il est aisé d’y remédier en ne recevant que des personnes bien recommandées. Il n’y a point de vertu qui n’ait ses dangers et c’est parce qu’elles en ont qu’il est beau de les embrasser.

Que notre Confutzée est sage et saint! il n’est aucune vertu qu’il n’inspire; le bonheur des hommes est attaché a chacune de ses sentences; en voici une qui me revient dans la mémoire, c’est la cinquante-troisième:

« Reconnais les bienfaits par des bienfaits, et ne te venge jamais des injures. »

Quelle maxime, quelle loi les peuples de l’Occident pourraient-ils opposer à une morale si pure? En combien d’endroits Confutzée recommande-t-il l’humilité! Si on pratiquait cette vertu, il n’y aurait jamais de querelles sur la terre.

KOU
J’ai lu tout ce que Confutzée et les sages des siècles antérieurs ont écrit sur l’humilité; mais il me semble qu’ils n’en ont jamais donné une définition assez exacte: il y a peu d’humilité peut-être à oser les reprendre; mais j’ai au moins l’humilité d’avouer que je ne les ai pas entendus. Dites-moi ce que vous en pensez.

CU-SU.
J’obéirai humblement. Je crois que l’humilité est la modestie de l’âme: car la modestie extérieure n’est que la civilité. L’humilité ne peut pas consister à se nier soi-même la supériorité qu’on peut avoir acquise sur un autre. Un bon médecin ne peut se dissimuler qu’il en sait davantage que son malade en délire; celui qui enseigne l’astronomie doit s’avouer qu’il est plus savant que ses disciples; il ne peut s’empêcher de le croire, mais il ne doit pas s’en faire accroire. L’humilité n’est pas l’abjection; elle est le correctif de l’amour-propre, comme la modestie est le correctif de l’orgueil.

KOU
Eh bien! c’est dans l’exercice de toutes ces vertus et dans le culte d’un Dieu simple et universel que je veux vivre, loin des chimères des sophistes et des illusions des faux prophètes. L’amour du prochain sera ma vertu sur le trône, et l’amour de Dieu ma religion. Je mépriserai le dieu Fo, et Laotzée, et Vitsnou, qui s’est incarné tant de fois chez les Indiens, et Sammonocodom, qui descendit du ciel pour venir jouer au cerf-volant chez les Siamois, et les Camis qui arrivèrent de la lune au Japon.

Malheur à un peuple assez imbécile et assez barbare pour penser qu’il y a un Dieu pour sa seule province! c’est un blasphème. Quoi! la lumière du soleil éclaire tous les yeux, et la lumière de Dieu n’éclairerait qu’une petite et chétive nation dans un coin de ce globe! quelle horreur, et quelle sottise! La Divinité parle au coeur de tous les hommes, et les liens de la charité doivent les unir d’un bout de l’univers à l’autre.

CU-SU.
O sage Kou! vous avez parlé comme un homme inspiré par le Chang-ti même; vous serez un digne prince. J’ai été votre docteur, et vous êtes devenu le mien.

Bornes de l’ésprit humain – Grenzen des menschlichen Geistes (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Bornes de l’ésprit humain – Grenzen des menschlichen Geistes aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.


Elles sont partout, pauvre docteur. Veux-tu savoir comment ton bras et ton pied obéissent à ta volonté, et comment ton foie n’y obéit pas? Cherches-tu comment la pensée se forme dans ton chétif entendement, et cet enfant dans l’utérus de cette femme? Je te donne du temps pour me répondre; qu’est-ce que la matière? Tes pareils ont écrit dix milles volumes sur cet article; ils ont trouvé quelques qualités de cette substance; les enfants les connaissent comme toi: mais cette substance, qu’est-ce au fond? Qu’est ce que c’est que tu as nommé esprit, du mot latin qui veut dire souffle, ne pouvant faire mieux parce que tu n’en as pas l’idée.

Regarde ce grain de blé que je jette en terre et dit moi comment il se relève pour produire un tuyau chargé d’un épi. Apprends moi comment le même terre produit une pomme au haut de cet arbre, et une châtaigne à l’arbre voisin; je te pourrais te faire un in-folio de questions, auxquelles tu ne devrais répondre que par quatre mots: Je n’en sais rien.
Et cependant tu a pris tes degrés et tu es fourré et ton bonnet l’est aussi et on t’appelle maître. Et cet autre impertinent qui a acheté une charge, croit d’avoir acheté le droit de juger et de condamner ce qu’il n’entend pas!
La devise de Montaigne était: Que sais-je ? La tienne est: Que ne sais-je pas!