Lettre de Voltaire à Issac de Pinto 21.7.1762

Les lignes dont vous vous plaignez, monsieur, sont violentes et injustes. Il y a parmi vous des hommes très instruits et très respectables; votre lettre m’en convainc assez. J’aurai soin de faire un carton dans la nouvelle édition(134). Quand on a un tort il faut le réparer; et j’ai eu tort d’attribuer à toute une nation les vices de plusieurs particuliers.

Je vous dirai, avec la même franchise, que bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos superstitions. Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps beaucoup de mal à elle-même, et en a fait au genre humain. Si vous êtes philosophe, comme vous paraissez l’être, vous pensez comme ces messieurs, mais vous ne le direz pas. La superstition est le plus abominable fléau de la terre; c’est elle qui, de tous les temps, a fait égorger tant de juifs et tant de chrétiens; c’est elle qui vous envoie encore au bûcher chez des peuples d’ailleurs estimables. Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la nature infernale. On sécherait d’horreur si on la regardait toujours par ces côtés; mais les honnêtes gens, en passant par la Grève, où l’on roue, ordonnent à leur cocher d’aller vite, et vont se distraire à l’opéra du spectacle affreux qu’ils ont vu sur leur chemin.

Je pourrais disputer avec vous sur les sciences que vous attribuez aux anciens Juifs, et vous montrer qu’ils n’en savaient pas plus que les Français du temps de Chilpéric; je pourrais vous faire convenir que le jargon d’une petite province, mêlé de chaldéen, de phénicien, et d’arabe, était une langue aussi indigente et aussi rude que notre ancien gaulois; mais je vous fâcherais peut-être, et vous me paraissez trop galant homme pour que je veuille vous déplaire. Restez juif, puisque vous l’êtes; vous n’égorgerez point quarante-deux mille hommes pour n’avoir pas bien prononcé shiboleth(135), ni vingt-quatre mille pour avoir couché avec des Madianites(136); mais soyez philosophe, c’est tout ce que je peux vous souhaiter de mieux dans cette courte vie.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments qui vous sont dus, votre très humble, etc.
Voltaire, chrétien,
et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi très chrétien.