Chaînes des événements – Kette der Ereignisse (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Chaînes des événements – Die Kette der Ereignisse aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.


Il y a longtemps qu’on a prétendu que tous les événements sont enchaînés les uns aux autres par une fatalité invincible: c’est le destin qui, dans Homère, est supérieur à Jupiter même. Ce maître des dieux et des hommes déclare net qu’il ne peut empêcher Sarpédon son fils de mourir dans le temps marqué. Sarpédon était né dans le moment qu’il fallait qu’il naquît, et ne pouvait pas naître dans un autre; il ne pouvait mourir ailleurs que devant Troie; il ne pouvait être enterré ailleurs qu’en Lycie; son corps devait dans le temps marqué produire des légumes qui devaient se changer dans la substance de quelques Lyciens; ses héritiers devaient établir un nouvel ordre dans ses États; ce nouvel ordre devait influer sur les royaumes voisins; il en résultait un nouvel arrangement de guerre et de paix avec les voisins des voisins de la Lycie: ainsi de proche en proche la destinée de toute la terre a dépendu de la mort de Sarpédon, laquelle dépendait de l’enlèvement d’Hélène et cet enlèvement était nécessairement lié au mariage d’Hécube, qui, en remontant à d’autres événements, était lié à l’origine des choses.
Si un seul de ces faits avait été arrangé différemment, il en aurait résulté un autre univers; or, il n’était pas possible que l’univers actuel n’existât pas; donc il n’était pas possible à Jupiter de sauver la vie à son fils, tout Jupiter qu’il était.
Ce système de la nécessité et de la fatalité a été inventé de nos jour par Leibnitz, à ce qu’on dit, sous le nom de raison suffisante; il est pourtant fort ancien: ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que souvent la plus petite cause produit les plus grands effets.
Milord Bolingbroke avoue que les petites querelles de Mme Marlborough et de Mme Masham lui firent naître l’occasion de faire le traité particulier de la reine Anne avec Louis XIV; ce traité amena la paix d’Utrecht cette paix d’Utrecht affermit Philippe V sur le trône d’Espagne. Philippe V prit Naples et la Sicile sur la maison d’Autriche; le prince espagnol qui est aujourd’hui roi de Naples doit évidemment son royaume à milady Masham: et il ne l’aurait pas eu, il ne serait peut-être même pas né, si la duchesse de Marlborough avait été plus complaisante envers la reine d’Angleterre. Son existence à Naples dépendait d’une sottise de plus ou de moins à la cour de Londres(4). Examinez les situations de tous les peuples de l’univers; elles sont ainsi établies sur une suite de faits qui paraissent ne tenir à rien, et qui tiennent à tout. Tout est rouage, poulie, corde, ressort, dans cette immense machine.
Il en est de même dans l’ordre physique. Le vent qui souffle du fond de l’Afrique et des mers australes amène une partie de l’atmosphère africaine, qui retombe en pluie dans les vallées des Alpes: ces pluies fécondent nos terres; notre vent du nord à son tour envoie nos vapeurs chez les Nègres: nous faisons du bien à la Guinée, et la Guinée nous en fait. La chaîne s’étend d’un bout de l’univers à l’autre.
Mais il me semble qu’on abuse étrangement de la vérité de ce principe. On en conclut qu’il n’y a si petit atome dont le mouvement n’ait influé dans l’arrangement actuel du monde entier; qu’il n’y a si petit accident, soit parmi les hommes, soit parmi les animaux, qui ne soit un chaînon essentiel de la grande chaîne du destin.
Entendons-nous: tout effet a évidemment sa cause, à remonter de cause en cause dans l’abîme de l’éternité mais toute cause n’a pas son effet, à descendre jusqu’à la fin des siècles. Tous les événements sont produits les uns par les autres, je l’avoue: si le passé est accouché du présent, le présent accouche du futur; tout a des pères, mais tout n’a pas toujours des enfants. Il en est ici précisément comme d’un arbre généalogique: chaque maison remonte, comme on sait, à Adam mais dans la famille il y a bien des gens qui sont morts sans laisser de postérité.
Il y a un arbre généalogique des événements de ce monde. Il est incontestable que les habitants des Gaules et de l’Espagne descendent de Gomer, et les Russes de Magog son frère cadet; on trouve cette généalogie dans tant de gros livres! Sur ce pied-là, on ne peut nier que le Grand Turc, qui descend aussi de Magog, ne lui ait l’obligation d’avoir été bien battu en 1769, par l’impératrice de Russie Catherine II. Cette aventure tient évidemment à d’autres grandes aventures. Mais que Magog ait craché à droite ou à gauche, auprès du mont Caucase, et qu’il ait fait deux ronds dans un puits ou trois, qu’il ait dormi sur le côté gauche ou sur le côté droit, je ne vois pas que cela ait influé beaucoup sur les affaires présentes.
Il faut songer que tout n’est pas plein dans la nature, comme Newton l’a démontré, et que tout mouvement ne se communique pas de proche en proche, jusqu’à faire le tour du monde, comme il l’a démontré encore. Jetez dans l’eau un corps de pareille densité, vous calculez aisément qu’au bout de quelque temps le mouvement de ce corps, et celui qu’il a communiqué à l’eau, sont anéantis: le mouvement se perd et se répare; donc le mouvement que put produire Magog en crachant dans un puits ne peut avoir influé sur ce qui se passe aujourd’hui en Russe et en Prusse; donc les événements présents ne sont pas les enfants de tous les événements passés: ils ont leurs lignes directes; mais mille petites lignes collatérales ne leur servent à rien. Encore une fois, tout être a son père, mais tout être n’a pas des enfants: nous en dirons peut-être davantage quand nous parlerons de la destinées.